En quoi cette nuit est-elle différente des autres nuits?

La sortie d’Egypte est le moment phare de la construction du peuple juif.
Un vrai film d’aventures:
Tout d’abord ne sont épargnés que ceux qui enduisent les linteaux de leur porte avec le sang d’un agneau. On raconte qu’une bonne partie du peuple refusa, car cela leur semblait certainement stupide et qu’une partie des Egyptiens s’y conforma car ils étaient effrayés par les 9 plaies qui s’étaient déjà produites dans le pays. Le repas sur le pouce, agneau et matsa, fut à la fois rituel et pique-nique rapide avant le départ vers une terre promise mais inconnue.
Et depuis, nous nous souvenons de ce que nous* avons vécu en célébrant le Seder.
Mais pourquoi célébrer notre passage de la servitude à la liberté par une telle mise en scène?
Pourquoi une telle théâtralisation au lieu d’un repas en famille?
L’organisation du seder, tel que nous le connaissons, est relativement récente. Elle date de l’époque de la Mishna, soit du début de l’ère chrétienne. De nombreux historiens ont fait un parallèle avec le symposium grec.

Voici ce que dit Plutarque d’un symposium:
C’est au plus haut du printemps que l’endroit [les thermes d’Aïdepsos en Eubée] est particulièrement animé ; car beaucoup de gens y viennent au cours de cette saison, ils se convient mutuellement à des banquets où tout est à profusion, et, comme ils en ont le loisir, passent le plus clair de leur temps à discuter.
Discuter le plus clair de leur temps, oui mais aussi boire en abondance! Et à la fin du repas on faisait venir les hétaïres…


Notre Seder, repas fondateur de notre identité, serait-il une pale copie aseptisée de ces banquets gréco-romains?

Il est vrai que nous devons boire une coupe accoudés. Il nous est précisé « comme des hommes libres » car dans le monde gréco-romain seuls les hommes libres adoptaient la position allongée et buvaient accoudés. Les esclaves  restaient debout derrière leur maître.
L’œuf, les herbes amères et le carpass présents sur le plateau du Seder rappellent l’anecoena, ou premier plat des repas greco-romains qui commençaient par diverses salades vertes non assaisonnées et par des œufs. Un proverbe romain « ab ovo ad mala« , de l’œuf à la pomme » pour dire du début à la fin.

(fresque à Pompéi: les œufs durs premier service du banquet)

Le ‘harosset* du plateau, rappelle les fruits secs, dattes ou figues, eux aussi faisant partie du premier service du symposium. Heracleides de Tarentes, un médecin du premier siècle de l’ère chrétienne, recommandait de manger des dattes et des figues en début et non en fin de repas.
Pessah harosset

Nous buvons 4 coupes de vin entre chaque partie du Seder, les services du banquet étaient entrecoupés de libation de vin.
On peut même rajouter  a cette liste le sandwich de Hillel, qui réunit de la salade verte, du ‘harosset dans deux morceaux de matsa: là encore, les aliments du premier service se mangeaient souvent en sandwich dans une sorte de pita.

Alors, serions-nous de vils copieurs?
Il y a longtemps que les commentateurs se sont aperçu de ces similitudes comme ils avaient noté les similitudes existantes dans certains passages de la Thora et des récits non-juifs comme celui du déluge dans l’épopée de Gilgamesh. 
Mais comme me le disait un de mes professeurs, Alexandre Derczanski: lorsque tu compares, n’examine pas ce qui est ressemblant et donc évident, examine et analyse ce qui est différent.
Si on examine les récits de Gilgamesh et du déluge, les deux histoires se ressemblent vraiment mais:
-Dans le premier cas le monde est détruit par simple caprice des dieux mésopotamiens, que les activités humaines empêchent de dormir, somme toute un problème de voisinage!
-Dans le second cas, Dieu décide de détruire le monde pour des raisons morales. C’est la violence, ‘Hamas en hébreu (Ça ne s’invente pas!), qui pousse Dieu à agir et le survivant Noa’h est choisi pour sa rectitude morale. Il est un צדיק בדורו (tsadik bedoro), un tsadik pour sa génération, donc peut être pas un « saint » mais certainement un homme bien en comparaison avec ses voisins.

Mais revenons au Seder. Il est sûr que les Juifs  n’ont jamais vécu hors sol et connaissaient de près la culture gréco-romaine. Cependant:
– Tandis que le symposium ne concerne que des hommes libres et érudits (on dirait maintenant l’élite auto-proclamée) au Seder, tous sont conviés: hommes,  femmes et les enfants, même les tous petits, ainsi que ceux qui ne se sentent pas concernés. Il n’y a pas d’esclave en retrait puisqu’il s’agit de célébrer la fin de notre servitude. Et c’est aux enfants que revient les 4 grandes questions, simples seulement en apparence*.


(Seder au kibboutz Eyn Hashofet, les enfants et leurs grands-parents)

En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ?
Car toutes les nuits, nous mangeons du pain levé ou azyme
pourquoi ne mange-t-on cette nuit que des azymes ?
Car toutes les nuits, nous mangeons toutes sortes d’herbes
pourquoi mange-t-on cette nuit des herbes amères ?
Car toutes les nuits, nous ne trempons pas même une fois
pourquoi trempe-t-on cette nuit deux fois ?
Car toutes les nuits, nous mangeons assis ou accoudés
pourquoi, cette nuit, sommes-nous tous accoudés ?

Cela n’a rien à voir avec un banquet d’érudits ivrognes qui n’acceptent ni les enfants, ni les ignorants, ni les esclaves et n’y convient que des femmes courtisanes.

– L’œuf, les herbes amères, salades vertes et le ‘harosset  ne sont plus seulement les aliments courants dans le premier servie d’un banquet. Ils sont chargés de sens: l’œuf symbolise le deuil du Temple, les différentes salades vertes sont les herbes amères et le maigre repas de nos ancêtres, quant au ‘harosset si délicieux, cette pâte de fruits secs est devenu l’argile des briques que nous devions former et c’est pourquoi on le mélange de morceaux de cannelle, symbolisant la paille.


– Le sandwich de Hillel contient notre amertume, nos « travaux forcés » entre deux « pains de misère » la matza. Depuis la destruction du Temple, nous n’y ajoutons pas un morceau d’agneau puisqu’il n’y a plus de sacrifice pascal.


– Les libations sont remplacées par 4 coupes de vin dont l’une des significations est d’étonner les enfants. On ne boit jamais 4 coupes de vin!

Nous arrivons maintenant à l’afikoman qui a gardé son nom grec.
Dans le monde grec l’epikomion était l’après-banquet, un mot formé de « epi » après et de « komos » banquet*. Les participants, déjà bien éméchés sortaient pour continuer leur beuverie dans d’autres banquets. Pour nous, l’afikoman est devenue bien plus sobrement une demi matsa, symbole elle aussi de l’agneau pascal, cachée par le père de famille avec la promesse d’un cadeau pour qui la retrouvera, ce qui permettra aux enfants de rester éveillés jusqu’à la fin. On retrouve donc dans l’afikoman la même idée de dialogue familial en opposition au banquet où seuls quelques « happy few » pouvaient converser.
Il est même écrit dans la Mishna « on ne peut pas rajouter un afikoman après avoir mangé de l’agneau pascal », c’est à dire qu’après avoir mangé le sandwich de Hillel, il est interdit de passer de notre afikoman juif à l’afikoman grec et de s’enivrer, au cas où certains Juifs « hellénisés » n’auraient pas compris et voudraient continuer à boire chez les voisins.

Pour nos ancêtres, le monde gréco-romain était à la fois très proche comme le montrent ces mosaïques de la maison de Dionysos à Tsippori 

et totalement étranger comme on le voit avec toutes ce pseudo repas  à la grecque destiné à déconcerter les enfants: En quoi cette nuit est-elle différente des autres nuits?

Sortez bien d’Egypte!
חג פסח שמח

 

A bientôt,

*Nous: parce que nous devons nous considérer comme étant nous-mêmes sortis d’Egypte

*Le Seder:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/03/30/tout-est-en-ordre/

*Les 4 questions du Ma Nishtana sont appelées en hébreu les 4 קושיות (koushiot) ou difficultés.

*Mélodie du Ma Nishtana:
Ephraim Avilea écrivit en 1936 un oratorio intitulé Hag Haherout (« fête de la liberté ») : son air, rapidement adopté et considéré depuis lors comme la « mélodie traditionnelle » du ma nishtana, en fait l’un des chants de Pessa’h les plus populaires

*komos: banquet, fête avec une connotation de  beuverie

 

 

 

Laisser un commentaire