L’histoire d’Azura commence en 1948. Lorsque des pogroms éclatèrent un peu partout dans le monde musulman, les Juifs de la petite ville de Diyarbakir dans le Kurdistan turc, ne furent pas épargnés. La famille Shrapler décida de monter en Israel. Ezra le fils aîné avait alors 13 ans.
Arrivé à Jérusalem, Ezra, que tout le monde appelait Azura, fit la plonge dans un restaurant de Ma’hane Yehouda, tenu par des Juifs syriens. Plein d’admiration devant le travail du cuisinier du restaurant, et voulant acquérir sa technique, il le harcelait de tant de questions, que celui-ci se fâcha et le jeta dehors.
Qu’est-ce que j’ai pu pleurer! racontait Azura, il y a quelques années, c’est comme si on m’avait jeté du paradis!
Le patron lui conseilla alors de rester tranquille et de regarder le cuisinier travailler sans l’importuner…
Et c’est ainsi qu’Azura apprit le métier de cuisinier.
A l’armée, il demanda à être affecté aux cuisines, mais allez savoir pourquoi, peut-être parce que l’armée n’appréciait pas encore la cuisine orientale, il fut inscrit d’office à un cours de conduite.
Tout de suite après son service militaire, il ouvrit son premier restaurant dans le quartier de Mamilla*, puis plus tard à Mahane Yehouda*, toujours secondé par sa femme Rachel.
Entre temps, s’etaient ouverts d’autres petits restaurants orientaux qui proposaient tous des grillades. Lui opta pour le אש לוחשת (esh lo’heshet), le feu chuchotant. C’est ainsi qu’on appelle à Jerusalem, la cuisson à petit feu, des marmites qui mijotent doucement pendant des heures devant les yeux des clients. Et il avait raison, le succès fut immédiat.
Le restaurant devint peu à peu l’endroit où il fallait être vu, mais il resta un restaurant populaire, niché dans le quartier le plus animé de Jerusalem.
Yossi Banaï*, un autre enfant du quartier, lui composa une chanson:
Si au printemps, on sent les signes d’une belle journée, et si mon cœur est assoiffé et oppressé, je m’assois au café Azura au milieu de Mahane Yehouda, au centre du marché. Je bois chez lui un verre de café turc très sucré ou un verre de limonade au parfum de fleur.
Azura est pour moi comme un rêve lointain, comme une histoire sans fin. En mon honneur il met une cassette et dans le transistor, j’entends les sons mélodieux du paytan Nissim Shalom, si particulier, qui module les trilles des prières d’une voix étouffée.
Et tout m’est si familier tout autour: la lumière, l’ombre et le ciel bas et Azura qui raconte, je m’en souviens, la même histoire sans conclusion:
« Dis moi, quand attraperas-tu un peu de sagesse? Quand reviendras-tu dans ta ville y vivre comme un être humain. Tiens! Prend-moi comme exemple! Jamais je ne quitterai Mahane Yehouda vivant ».
Et il a raison Azura, vraiment raison. Honteux. je soupire de nostalgie. Je suis assis avec Azura et reste silencieux… Une histoire sans conclusion, de soupirs nostalgiques.
Le soir, de nombreux hommes politiques et artistes remplissaient la salle. Tandis que dès le matin, ses soupes kubbé étaient dégustées par les marchands de Mahane Yehouda et les ouvriers du quartier qui commençaient leur journée à l’aube et avaient besoin d’un copieux petit déjeuner.
C’est ainsi que je découvris le restaurant par un matin d’hiver, il y a une trentaine d’années. Notre cousin Sashka qui étaient un habitué du lieu, nous avait commandé une soupe kubbé hamoutza, une soupe de légumes et aux boulettes kubbé*, dans laquelle on rajoute un jus de citron.
Azura est ainsi devenu un des symboles de Mahane Yehouda. Dans l’après-midi, des amis, des retraités s’y retrouvaient pour des parties de shesh besh autour d’un café bien noir et bien sucré, en écoutant de la musique kurde.
Généreux, il aimait inviter les soldats à manger gratuitement dans son restaurant, comme ces Golani avec lesquels il est photographié.
Pendant plus de soixante ans, Azura Schrapler a fait vivre toute sa famille grâce à son restaurant du marche irakien de Ma’hane Yehouda…

Il est mort il y a quelques semaines à l’âge de 87 ans, mais ses enfants lui succèdent. Espérons qu’ils garderont l’esprit d’Azura et les marmites sur le feu chuchotant…
Encore un poème de Yossi Banaï, affiché sur un des murs du restaurant:
Au restaurant d’Azura, dans le petit marché, derrière le grand marché, j’ai vu dans la cuisine, dans les casseroles cuisant sur des mèches, des nostalgies* nombreuses qui cherchaient un peu de chaleur sur ce petit feu, et toutes les odeurs de pommes de terre, de riz et de boulettes d’épinards qui entraient dans mes narines, m’ont rappelé un moment ma mère, de qui je viens et vers qui je ne cesse d’aller (Yossi Banaï: Quand ma mère était reine, 1966)
A bientôt,
*Le quartier de Mamilla:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2022/10/14/le-dentier-de-soeur-odile/
*Ma’hane Yehouda:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2014/11/28/mahane-yehouda/
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2021/09/10/shana-tova-5-10%d7%a9%d7%a0%d7%94-%d7%98%d7%95%d7%91%d7%94/
* Yossi Banaï et Ma’hane Yehouda:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/tag/yossi-banay-yossi-banai/
Yossi Banaï s’est rendu célèbre en traduisant Brassens, Brel, Leo Ferre, Piaf etc…
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/07/14/les-copains-dabord/
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2012/09/06/la-chanson-francaise/
* Les koubbé sont des petites boulettes de viande enrobée d’une enveloppe de semoule
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2020/08/05/bonne-compagnie-et-bons-koubbe/
* Le mot nostalgie געגוע (ga’agou’a) s’emploie surtout au pluriel, ga’agou’im, car chez nous la nostalgie est multiple et infinie…