Uri Tzvi Grinberg

A la mémoire d’Igor Byalsky* (1949-2022), poète, traducteur, enseignant, directeur de la section russophone du Bei Uri Zvi et auteur d’un livre sur Uri Zvi Grinberg en russe: Uri-Zvi Grinberg. A propos de Dieu, à propos du monde, à propos de notre temps.

En 1999, Guéoula Cohen* inaugurait  le centre Uri Zvi Grinberg, ou Maison du patrimoine d’Uri Zvi Grinberg en tant que centre culturel et éducatif dédié à la création, à l’étude et à la pensée juive telle qu’elle s’exprime dans l’héritage de ce poète. Guéoula Cohen n’était pas poète mais elle avait voulu honorer un ami, celui qu’elle appelait son מפקד (mefaked), son commandant, le poète Uri Zvi Greenberg.
Avant de vous parler du travail de Greenberg, je me permets de glisser un souvenir personnel. Alors que j’étais adolescente, j’avais découvert Guéoula Cohen en lisant son livre Les souvenirs d’une jeune fille violente, où elle raconte ses années de lutte contre le gouvernement britannique:

(Geoula Cohen, a la radio du LEHI*)

Pendant les années de guerre, Guéoula avait dû se teindre en blonde pour échapper aux Anglais. Peu après la proclamation de l’état d’Israel, elle entre chez un coiffeur, et lui dit : Noirs, je les veux noirs ! Elle ferme les yeux jusqu’à ce ce que le coiffeur termine son travail, se regarde alors dans le miroir :
Tiens Guéoula, te voilà enfin, me dit le miroir
– Oui, c’est bien moi, lui ai-je répondu
Guéoula était redevenue Guéoula et les Juifs pouvaient être enfin eux-mêmes ! Plus que la lecture de ses actions courageuses, ce furent ces premières phrases du livre qui me marquèrent profondément et installèrent en moi un sionisme qui ne m’a jamais quitté.

Dans une de ses dernières interviews, elle racontait qu’elle lut pour la première fois un poème de Grinberg alors qu’elle avait été condamnée à 9 ans d’internement par les Anglais, enfermée dans une prison pour femmes à Bethlehem. Ses lettres étaient lues et ses colis fouillés mais la mère de Guéoula savait dissimuler dans les moindres coutures le  courrier  important pour sa fille et ses camarades.. Et c’est ainsi qu’un poème de Grinberg arriva à la prison de Bethlehem, écrit très fin sur du papier toilette et caché dans un pot de confiture. Ce poème était intitulé : Une seule vérité et pas deux. Il fut rapidement appris par cœur par les prisonnières:
Vous avez appris qu’une terre s’achète avec de l’argent. On achète un papier qu’on enterre avec une houe.
Et moi je vous dis : aucune terre ne s’achète avec de l’argent. Une houe c’est pour creuser et enterrer les morts. Une terre est conquise par le sang et seulement dans ce cas, le peuple pourra dire : elle est mienne. C’est seulement celui qui y fait y passer le canon, qui peut faire passer la charrue sur la terre qu’il a conquise.
On vous a enseigné : le Mashiah viendra dans les générations futures et Yehuda (Juda) ressuscitera et ceci, sans feu ni sang, il reviendra à la vie grâce à chaque plantation et chaque maison construite.
Et moi je vous dis: si vous retardez votre entreprise sans en sentir ni l’urgence ni les battements de l’horloge du temps, sans combats et sacrifices, il ne viendra pas, ceint du bouclier de David, et ne viendront pas non plus les chars de ses chevaux. Le Mashiah ne viendra pas non plus dans une lointaine génération et Yehuda (Juda) ne se relèvera pas.
Vous avez été corvéables à merci pour chaque conquérant, vos maisons seront comme paille aux yeux de chaque scélérat qui coupera vos arbres fruitiers. Vos ventres seront tranchés dans la détresse. La valeur d’une jeune homme sera celle d’un bébé pour l’épée de l’ennemi et seul restera votre bavardage, le vôtre, vos comités d’infamie dans les bibliothèques et vous serez maudits jusqu’à ce que vos têtes soient coupées.
Vos rabbins vous ont appris qu’il y a une vérité pour les nations: le sang appelle le sang, et je vous dit : il n’y a qu’une vérité et pas deux. De même qu’il n’y a qu’un soleil et pas deux Jerusalem. Elle est écrite dans les ordres de conquête de Moshé et Yoshua
(Conquête de Canaan) et ceci jusqu’au dernier des rois d’Israel et du Lion (de Juda) blessé, vérité que deux exils et des traîtres ont fait disparaitre.
Toute l’oeuvre de Grinberg est empreinte de cette idée que nous étions tout au bord de l’ère messianique et que le Mashia’h n’a pas pu venir nous délivrer car le mouvement sioniste s’est embourbé dans des querelles stériles et a laissé passer l’occasion.

Mais en fait qui était Uri Tzvi Grinberg et comment de tels textes, pleins de bruit et de fureur, ont ils pu être écrits?

Grinberg (1896-1981) est né dans une famille hassidique, dans le village de Bilikamin tout près de Lvov en Galicie orientale.
Il commença à écrire en yiddish, puis en yiddish et en hébreu, pour continuer uniquement en hébreu, comme le firent les milliers de Juifs d’Europe de l’est qui passèrent d’un continent à un autre, d’un monde culturel à un autre.
Au début, sa poésie était douce et mélancolique, empreinte de ferveur pour les paysages dans lesquels il contemplait l’empreinte divine.
Mais la réalité ne lui laissa pas le temps de rêver. Lui qui se sentait proche des mouvements ouvriers, se sentit trahi lors des pogroms de 1905 où les mêmes petites gens qu’il défendait assassinèrent des Juifs. Suivirent les horreurs de la premier guerre mondiale. Lors du pogrom du 21 au 23 novembre 1918, il échappe de justesse à la mort alors que plusieurs de ses proches sont assassinés par la populace. Il écrit alors le Royaume de la croix où il explique que les Juifs n’ont plus de place en Europe.
Il s’installe alors en 1923 en Eretz Israel qui pour lui représente l’antithèse de l’Europe où les Juifs sont à la merci des populations chrétiennes. Il écrit alors que ce n’est que dans son propre pays, un pays juif, que le Juif pourra à nouveau être maitre de son destin. Pour lui, Eretz Israel est un pays de non-retour.
Au début, il a des sympathies pour les Arabes à qui il dédie un poème en yiddish : Je veux élever une supplique au peuple arabe d’Asie : Venez et conduisez nous au désert, si pauvres que nous soyons...
Mais il doit déchanter après les pogroms de 1920. Dans un article destiné au Congrès Sioniste de 1923, et en réaction notamment aux propositions de Weizman prônant un accord avec les Arabes dans le cadre de la Déclaration Balfour, il écrit ceci:* Le sionisme ne sera pas sauvé tant qu’il n’aura pas atteint le niveau d’un mouvement fondamentalement guerrier, tant qu’il n’aura pas choisi le droit d’être dominant, même sans parti ou diplomatie. 
Suite aux émeutes arabes de 1929, il rejoint le parti révisionniste fondé par Vladimir Zeev Jabotinsky*, ce qui lui vaudra d’être boycotté par les dirigeants du yishouv qui essayent de louvoyer sans fâcher ni les Britanniques, ni les Arabes.
Ses écrits sont déjà pleins de cette angoisse qui ne le quittera plus.
Pour nous qui le lisons actuellement, c’est aussi une découverte de ces évènements dramatiques qui ponctuèrent la vie des Juifs d’Europe et d’Eretz Israel, une liste sans fin de drames dont on parle peu car ils ont été occultés par la Shoah. Mais il faut se souvenir qu’uniquement en 1929, les pogroms en Palestine mandataire entraîneront la mort de 133 Juifs et des centaines de blessés, mais aussi l’abandon par les Juifs de certaines localités ou quartiers où leur présence numérique était trop faible pour permettre une organisation efficace de l’autodéfense.
Grinberg ne supporte plus l’inactivité des Juifs du Yishouv et fonde en 1931 le Brit HaBirionim , l’alliance des voyous, une faction clandestine qui prône la lutte contre les Britanniques et les nazis de Palestine*. C’est ainsi que les membres du groupe perturbent un recensement parrainé par les Britanniques, font sonner le shofar en prière au Mur occidental malgré une interdiction britannique*, organisent et arrachent les drapeaux nazis des bureaux allemands de Jérusalem et de Tel-Aviv. Pour les Britanniques qui arrêtent des centaines de ses membres, ils deviennent l’ennemi numéro un et c’est sans doute la raison pour laquelle certains seront arrêtés après le meurtre du dirigeant sioniste de gauche Hayim Arlozoroff*.
Bien que les accusations se soient effondrées, Uri Tzvi Greenberg repart en Pologne en tant que représentant du parti révisionniste. Ses textes de cette époque sont tout à fait prophétiques. Il décrit ce qu’il va arriver aux Juifs d’Europe, il parle des gaz empoisonnés, des exécutions de masse, des pendaisons. Il est malheureusement peu écouté et se sent impuissant.
Dans son livre Les rues de la rivière qui date de 1931, l’un des poèmes s’intitule Sur l’ile du sous-sol et met en scène deux Juifs qui se croient les seuls survivants et vivent comme des taupes dans les profondeurs de la terre.

Aujourd’hui ce livre est partie intégrante de la littérature sur la Shoah mais quand Bialik l’a lu, il a été profondément choqué.

En outre, plus le temps passe, plus ceux qui commencent à songer au départ voient les portes se fermer devant eux. Les visas sont de plus en plus délivrés au compte-goutte, en particulier ceux pour la Palestine. Uri Tzvi Grinberg ne pourra même pas sauver sa propre famille qui sera entièrement exterminée ainsi que tous les autres Juifs. Il ne reste rien de la synagogue et du cimetière de Bely Kamin.

(Il ne reste rien du cimetière juif de Bely Kamin. Toutes les pierres tombales ont été volées pour des divers travaux et construction. Photo Joe Hirshfeld 2006. International jewish cemetery project)

Grinberg rentre en Palestine en 1939. Il est à nouveau une figure publique, bien que boycottée par les dirigeants du yishouv sous l’influence du parti travailliste. C’est là qu’il deviendra le poète des combattants de l’Underground. Dans son livre Accusation et foi, il prévoit ce que sera la guerre des Juifs pour leur survie, ici, en Palestine mandataire: Je vois d’épaisses prisons, des pendaisons… Je vois ceux qui chantent, ceux qui vont à leur pendaison dans l’aube de Jerusalem.
Il écrit encore et encore sur les même thèmes, mû par une force désespérée qu’il ne contrôle pas. Ainsi il l’écrit en 1940: Je voudrais écrire des choses différentes mais ma main et ma plume en décident toutes seules. J’ai peur. Et si tout ce que je prédis était faux?

Ill se qualifie lui-même de בן שברח (ben shebara’h), de fils qui a fuit, tant le souvenir de ses proches assassinés le submerge. Il n’est pas qu’un poète-prophète en colère, il est aussi un homme que hantera toujours le souvenir de sa famille assassinée.

Il écrira de très beaux poèmes sur sa mère. Dans Ma mère et la rivière. Ill rêve de sa mère, jeune fille aux cheveux roux, il la décrit douce et pleine d’entrain, nageant dans une rivière d’eau pure et dans un paysage idyllique d’arbres fruitiers. Mais dans la dernière strophe, elle n’est plus qu’un corps ensanglanté tué par un Allemand, gisant au bord de cette même rivière
Dans son livre Les rues du fleuve, Uri Zvi rencontre encore et encore sa mère décédée. Elle revient dans sa vie dans diverses et étranges incarnations, et dans chacune d’elles, ses apparitions sont terrifiantes et effrayantes.
Enfin, dans le poème Le poète et sa mère au milieu de leur peuple, la mère revient dans le rêve de son fils. Leur rencontre, comme dans ses plus beaux et meilleurs souvenirs, a lieu au puits. La mère assassinée déplore que son fils qui a prophétisé toutes les horreurs de la Shoah au lieu d’être comme tous les hommes, n’ait pas épousé une belle femme et vécu sa vie.
Et c’est ce qu’il fera en 1950. Il épousera la poétesse Aliza Gurevitch (Tur Malka de son nom de plume), elle aussi combattante du LEHI.

La proclamation de l’état d’Israel, le laissera amer car, comme il l’avait écrit: Comme il n’y a qu’un soleil, il ne peut pas avoir deux Jerusalem.
Bien plus que d’être le prophète qui a vu avant bien d’autre la destruction des Juifs d’Europe et l’homme hanté par l’extermination de sa propre famille, Grinberg est surtout amoureux de Jerusalem. Lorsque Jerusalem est coupée en deux, il transforme son démembrement géopolitique en une métaphore riche en significations psychologiques et métaphysiques. Ses poèmes sur Jerusalem sont le reflet d’une âme nationale divisée et du besoin de réunion. Les poèmes pointent vers une situation où l’esprit est séparé de l’émotion, le pragmatisme déconnecte l’identité nationale de ses racines irrationnelles et la volonté de vivre va à l’encontre de la volonté d’exister. Et là encore, il sera visionnaire: 
Jerusalem était, est et sera, porte de la royauté des cieux. Dans les tons sepia de son paysage viendront s’agenouiller ses ennemis. Vers elle nous reviendrons membres endoloris, du début du Gi’hon* à la capitale dans les montagnes, et alors nous sentirons nos artères devenir des cordes qui chanteront un poème sur le cher seuil maternel.

Il reviendra dans ses écrits sur ce thème encore et encore et ce n’est que 19 ans plus tard, après la guerre des 6 jours, qu’il pourra être apaisé.
En 1967, suite à la guerre des Six Jours, Uri Zvi Greenberg est l’un des signataires de la proclamation « למען ישראל השלמה », pour un Israel entier, aux côtés de Natan Alterman, S.Y. Agnon, Moshe Shamir, Haim Hazaz, Yehuda Burla, Israel Eldad, Zvi Shiloah et de nombreuses autres personnalités culturelles et publiques dont certaines appartenaient au mouvement travailliste.
Bien que dans les premières années de l’État, Uri Tzvi Grinberg souffrait encore du boycott institutionnel, même ses opposants politiques les plus virulents ont reconnu la grandeur de son œuvre poétique et ont progressivement obtenu la reconnaissance officielle de son statut comme l’un des piliers de la poésie hébraïque. Il reçoit le prix Israël de littérature en 1957, le prix Neuman de littérature décerné par l’université hébraïque de Jerusalem en 1965 et un doctorat honoris causa décerné par l’université Bar Ilan en 1977.

Le poète Bialik était un grand admirateur d’Uri Tzvi Grinberg. Il avait écrit à son sujet: Si un poète parvient à escalader les murs, il pourra voir bien au-delà et c’est ce qu’il fit. Et c’est son opposant politique le plus intransigeant, David Ben-Gourion, qui lui a décerné le titre de poète-prophète.

Uri Zvi Greenberg est décédé le 9 mai 1981 soit le 5 Iyar 5741, le jour de l’Indépendance d’Israel. et a été enterré sur le mont des Oliviers.

A bientôt,

* Igor Byalsky était aussi le père d’Andreï Byalsky, commandant du bataillon Les lions de Judée.
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2016/08/25/le-devoir-avant-tout/

* Guéoula Cohen (1925-2019), nom de code Ilana, membre du Lehi dont elle était la voix à la radio, puis femme politique, membre du parti Herut de Menahem Begin. Elle a été aussi journaliste du Maariv et a eu une émission à Kol Israel. Elle a épousé un ancien compagnon du Lehi, Emanuel Hanegbi (Adam dans ses mémoires) et est la mère de Tsa’hi Hanegbi, membre du parti Likoud.
https://lehi.org.il/en/cohen-geula/

* Les organisation de défense juives: La Haganah est un groupe d’autodéfense juive créé en 1920 à Jérusalem à la suite des pogroms menés par les populations arabes. Vladimir Jabotinsky y participera. Il fera scission en 1931, à la suite des pogroms de 1929-1931 et de l’influence grandissante des groupes de gauche et créera la Haganah nationale. Les pogroms de 1936 conduiront Jabotinsky à se démarquer complètement de la Haganah et n’appellera plus son groupe que Irgun Tzvaï Leumi (organisation militaire nationale). Apres le début de la deuxième guerre mondiale, Vladimir Jabotinsky, dont l’influence sur l’Irgoun est devenue très théorique (et qui meurt en 1940) , pousse à arrêter les opérations armées, au nom de la priorité à la lutte contre le nazisme. Un des membres, Avraham Stern s’y oppose et fondera le LEHI (les combattants pour la liberté).

* Vladimir Jabotinsky:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2021/12/25/vladimir-zeev-jabotinsky/

* La situation des Juifs pendant le mandat britannique et le meurtre de Hayim Arlozoroff:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2016/02/29/desarrois-juifs-dans-lentre-deux-guerres/
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2016/06/17/des-livres-blancs-mais-pas-tres-propres/
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2015/09/25/le-groupe-clandestin-des-souffleurs-de-shofar/

* Les nazis en Palestine:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2015/11/13/les-nazis-en-palestine-dans-les-annees-30/

* La source du Gi’hon:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Source_de_Gihon

La révolution nationale juive et ses penseurs 3/5

3-La vision d’Herzl

Herzl était essentiellement un homme guidé par une vision. On l’appelle d’ailleurs en hébreu החוזה (ha’hoze), le visionnaire de la Guéoula (libération) du peuple. Ce qui le guidait et qui transportait les foules, ce n’était pas son analyse pessimiste, c’était cette vision que la libération du peuple juif, sa Guéoula, aurait lieu si nous arrivions à établir un état sur notre terre ancestrale, Eretz Israel.
Stefan Zweig l’avait rencontré à Vienne alors qu’il n’était encore qu’un journaliste à la Die Neue Freie Presse. Il avait été stupéfait de son pouvoir de conviction, de la profondeur de sa pensée et de son charisme.
Il décrira plus tard ce que fut la réponse populaire à Herzl lors de sa mort en 1904 à l’âge de 44 ans : des foules entières vinrent de toute l’Europe à son enterrement. Des chants furent composés en son honneur. Celui-ci « Sur la mort d’Herzl », commence par les mots Israel pleura. Il a été publié pour la première fois dans le journal HaTzefira peu après de la mort d’Herzl. Et il est resté pendant longtemps très populaire chez les Juifs d’Europe orientale.

Son ami l’écrivain Israel Zangwill écrira une élégie en anglais qui sera traduite et publiée en hébreu par Eliezer Ben Yehouda.

(Israel Zangwill et Theodore Herzl à Londres en 1900)

Vladimir Jabotinsky et Hayim Arlozoroff composeront eux aussi une élégie sur la mort de Herzl, ainsi que Naftali Imber, le compositeur de l’Hatikva. Des chants de deuil et de louange sur Herzl seront envoyés de toute la Diaspora à sa famille et à la présidence du mouvement sioniste, ainsi qu’aux journaux juifs.

Certains ont traité Herzl de mégalomane. Non, ses idées ridicules pour l’establishment juif s’encraient en fait dans la culture juive la plus profonde. Pour les Juifs non assimilés, Jerusalem était toujours au sommet de leur joie. L’année prochaine, ils iraient à Jerusalem. Ils apprenaient les lois agricoles dans la Guemara comme s’ils allaient demain cultiver la terre de leurs ancêtres. Ils priaient pour que souffle le vent et tombe la pluie à partir du mois d’octobre jusqu’en avril, pendant les saisons froides et trop pluvieuses de l’Europe. Des exemples comme ceux-ci, je pourrais en citer des centaines.
Herzl n’était pas non plus hors-sol : Vu l’état de déliquescence de l’empire ottoman, il avait déjà un plan à ce moment-là pour que, une fois les Turcs partis, les Juifs puissent établir un état souverain en Israel. Ce qui est intéressant c’est qu’il se soit désigné lui-même comme mandataire des Juifs (et qu’il n’a pas été contesté) et qu’il soit allé voir les grands de ce monde, de son propre chef, pour les convaincre. Les autres projets pour un état juif ne l’intéressaient pas. Il y avait pourtant 36 propositions pour établir un état juif dans diverses parties du monde comme l’Argentine avec le baron de Hirsch.

Et le projet de l’Ouganda proposé par Chamberlain me direz-vous ?
Eh bien, à ce moment là, Herzl a plusieurs fers au feu. Il en a un avec le Sultan et surtout un autre avec les Anglais. En décembre 1902, les Anglais envoient une commission d’études pour le territoire du Sinaï à la grande joie d’Herzl pour qui cette décision est l’équivalent d’une déclaration historique qui reconnait le sionisme politique. De plus, il s’agit de l’extrême nord-est de la péninsule, la region d’El Arish qui se trouve à côté de Gaza.

Mais tout d’un coup, alors que se déroulent en même temps de vaines négociations entre Herzl et le Sultan à qui Herzl demande une partie de la Galilée,  tombent la nouvelle du pogrom de Kichinev* et le soudain refus de Chamberlain concernant le Sinaï,  un revirement brusque du gouvernement britannique pour qui l’Ouganda devient la seule option possible!
Le directeur du Jewish Chronicle Leopold Greenberg demande à Herzl de souscrire à cette proposition pour ne pas vexer les Anglais « Peut importe si après nous refusons l’Afrique de l’Est. Nous aurons obtenu du gouvernement britannique une reconnaissance sur laquelle il ne pourra pas revenir et qu’aucun gouvernement britannique ne pourra contester…Comme nous avons amené le gouvernement britannique à discuter du plan du Sinaï et qu’après son échec il a suggéré un substitut, de la même façon, si nous trouvons que l’Afrique de l’Est ne va pas, ils devront faire une autre proposition et il est possible que cela nous mène progressivement et sûrement en Palestine. »

(Leopold Greenberg 11861 Birmingham-1931 Kibboutz Degania)


Herzl charge Greenberg d’étudier la proposition britannique tout en revenant une fois encore à la charge avec le Sultan mais toujours en vain. Il négocie aussi avec les Russes mais avec eux ne met pas de gants. Quand le ministre de l’Intérieur russe Plehwe lui suggère une émigration en Amérique, il répond franchement: « La Palestine est l’unique possibilité« .
A ce 6 ème congrès sioniste de 1903, utilisant cette ruse diplomatique pour ne pas « manquer de politesse » envers les Anglais selon ses propres mots, Herzl fait donc part aux délégués de la proposition britannique sur l’Ouganda.

Cependant, Herzl n’a pas pu mener à bien deux projets très importants.
Il n’a pas été capable de convaincre de l’urgence de l’heure ni les dirigeants européens ni meme l’establishment juif.
Et bien qu’il ait sillonné l’Europe pour obtenir des nations leur accord pour un état juif en Eretz Israel, il n’a pas donné de contenu à son projet nationaliste. Il est vrai que dans l’Etat Juif, il décrit un état idyllique qui est une lumière pour le monde mais, par exemple, il n’a jamais pensé qu’on parlerait hébreu en Israel. Pour lui, comme pour beaucoup d’intellectuels juifs de son époque, l’allemand était la seule langue moderne suffisamment précise et riche.

Il fallait cependant un homme comme lui et comme tous ceux qui gravitaient autour pour allumer l’étincelle qui provoquera le plus important mouvement de renaissance d’une nation depuis près de 2000 ans.

A bientôt

*Le pogrom de Kishinev:
https://www.cairn.info/revue-le-monde-juif-1963-1-page-63.htm