Cette fois, je suis partie à Ramla.
Ramle, m’a-t-on dit, mais il n’y a rien à voir à Ramla! C’est une ville laide et plutôt pauvre!
Ramla est la seule ville construite par les Arabes* dans ce pays. Les vieux quartiers sont laids et tristes c’est vrai, mais il existe aussi un Ramla moderne avec de nombreux jardins publics.
En général, on s’arrête à Ramla le mercredi pour son shouk oriental qui déborde les côtés du marché couvert mieux organisé.
Ce n’est pas une ville qui possède des merveilles architecturales mais allez visiter la Piscine aux Arcades, ברכת הקשתות. Pour y arriver, vous descendrez un escalier très raide qui vous emmènera à un réservoir d’eau potable.
On peux même y faire un petit tour en barque!
Ce réservoir d’eau potable, typique de l’architecture abbasside, a été construit sous le règne du calife Haroun El Rachid . Sur un des murs on peut lire l’inscription suivante: « Au nom d’Allah le béni! Notre émir, qu’il ait une longue vie, nous a ordonné de construire (ce réservoir) au mois de Hijja de l’année 270. »
(goramla.com)
Mais, je ne suis pas venue pour le marché ou pour la Piscine aux Arcades, j’ai rendez-vous avec Shlomo!
Shlomo est le président du Centre Karaïte Israélien, un homme charmant très désireux de me faire découvrir la pensée karaïte.
Du Karaïsme, je ne sais pas grand chose. Je sais seulement que cette branche du judaïsme ne reconnait pas ce qu’on appelle la Thora Orale, la tradition, mais seulement la Thora Écrite, le texte biblique.
Quand nous nous référons à la célèbre phrase des Pirkei Avot*: « Moïse a reçu la Thora du Sinaï et l’a transmise à Josué. Josué l’a transmise aux Anciens, et les Anciens aux Prophètes, ceux ci l’ont transmise à leur tour aux hommes de la grande Assemblée », il s’agit pour nous du texte écrit du Tanakh mais aussi de ses commentaires qui en sont la grille de lecture. Pour les Karaïtes en revanche, il ne s’agit que du texte écrit.
Shlomo m’explique que pour les Karaïtes, la Thora Orale est apparue après la destruction du Temple alors que nous nous trouvions en exil. Ils ne contestent pas son intérêt. Elle fut l’un des moyens employés pour sauvegarder l’unité du peuple et de la pensée juive après la perte de notre indépendance politique et la dispersion d’une grande partie de notre peuple. Ce qu’ils contestent, c’est son autorité absolue.
– Mais alors, dit l’ignorante que je suis, vous n’avez pas de tradition herméneutique de la Thora?
Rien d’aussi simpliste! Pour comprendre le texte de la Thora et pratiquer le judaïsme au quotidien, les Karaïtes se basent sur trois critères: le sens du texte, la logique des mitsvot et leur tradition orale.
1- Le sens du texte:
– Il est écrit dans le livre de l’Exode: Vous ne ferez pas brûler de feu dans toutes vos demeures le jour du Shabbat » (Exode 35, 3)
Cette ordonnance est respectée à la lettre. Le Shabbat, les Karaïtes ne s’autorisent aucun accommodement pour chauffer la nourriture ou pour se chauffer eux-mêmes. Ils mangent donc chaud le vendredi soir (les plats étant mis au chaud dans un four qu’ils éteignent juste avant la tombée de la nuit) et froid le shabbat à midi.
– Dans le livre des Nombres, Dieu nous ordonne d’avoir des franges aux coins de nos vêtements: « Parle aux enfants d’Israël, et tu leur diras de se faire des tsitsit aux coins de leurs vêtements, à travers leurs générations, et ils mettront sur le coin de chaque tsitsit un fil de tekhelet. »
Le tekhlet, תכלת, est une nuance de bleu. Malheureusement, pendant des siècles, personne ne souvenait d’où provenait le tekhelet, ni de quelle plante ou de quel animal on pouvait le l’obtenir. Nos Tsitsit furent donc blancs. Les Karaïtes suivent le texte au plus près et utilisent des fils simplement teints en bleu. Ces dernières années, la découverte du ‘Hilazon, חילזון, petit mollusque méditerranéen dont on tire une teinture bleu azur et surtout l’analyse de fragments de tissus, datant de la révolte de Bar Kochba, nous permettent maintenant de rajouter un fil de Tekhelet aux tsitsit.
(Présentation par le Dr Naama Sukenik de l’analyse de textiles trouvés dans les grottes de Wadi Murba’at. Ces textiles sont teint dans les trois couleurs mentionnées dans le Tanakh: Le tekhelet, azur, l’argaman, pourpre et Tolaat Shani, rouge cramoisi)
Les Karaïtes cependant restent sur leurs positions: têtus comme tous les Juifs, il préfèrent le bleu industriel, le ‘hilazon n’étant pas casher!
(Tsitsit karaites, karaite-corner.org))
Leurs synagogues sont dépourvues de chaises. Ils prient debout, ou se prosternent et sont pieds nus. Car Dieu dit à Moshe dans Exode 3,5: « N’approche point d’ici! Ôte ta chaussure, car l’endroit que tu foules est un sol sacré! »
(Prière a la synagogue karaïte de Beer Sheva, Jerusalem Post)
2- La logique du texte:
Dans le texte de la Thora, il est écrit: « Ces devoirs que je t’impose aujourd’hui…Tu les attacheras, comme symbole, sur ton bras, et les porteras en fronteau entre tes yeux » (Deut. 6,8). Le mot employé pour symbole est תותפות (totaphot), mot qu’on ne trouve qu’une fois dans la Bible. Nos sages rabbanites ont déclaré qu’il s’agissait d’étuis à placer sur la tête et sur le bras.
(Même Bob Dylan porte les tephilin! A l’occasion de la Bar Mitsva de son fils, site http://onegshabbat.blogspot.co.il/)
Les Karaïtes comparent ce texte avec celui-ci dans Exode 13,9: « Et tu porteras comme symbole sur ton bras et comme souvenir entre tes yeux… » Il s’agit de la même Mitsva mais cette fois le mot תותפות (totaphot) signe, est remplace par celui de זיכרון (zikaron) souvenir . En lisant la suite du texte on comprend que le souvenir est celui de la sortie d’Egypte. Les Karaïtes en ont déduit qu’il ne s’agissait que de l’obligation morale de se souvenir. Ils n’ont donc pas de Tephilin!
3- La tradition:
La circoncision: s’il est écrit dans la Thora Ecrite que les enfants doivent être circoncis, il n’est pas précisé quand. La date du 8 ème jour nous est donnée par une antique tradition qui date d’avant l’exil. Sur ce point, les Karaïtes sont d’accord avec nous.
Leur calendrier est légèrement différent du notre car ils préfèrent se fier à la maturité de l’orge dans les champs pour déterminer le début du printemps, qui est pour eux le début de la nouvelle année. C’est donc la nature et non un calendrier fixé qui déterminera la date de Pessah et par conséquent celle des autres fêtes. Ils ne célèbrent que les fêtes mentionnées dans le Tanakh. Ils ne fêtent donc pas Hannouka. Tant pis pour les Latkess!
Même s’ils contestent notre tradition orale, ils s’appuient cependant sur les écrits de leurs sages.
Il est difficile de savoir quand ce mouvement a commencé, les Karaïtes prétendent s’être opposés depuis l’exil de Rome* à l’autorité de la Thora Orale. Pour d’autres, le schisme aurait été initié par Anan Ben David au 8 ème siècle. Anan ben David s’était opposé à l’Exilarque* de Babylone sur des points de Thora mais, semble-t-il aussi, sur des questions de préséance. Ceci ne m’étonne pas, on sait bien que si deux Juifs ont trois opinions au minimum, chacun d’entre eux dirige la communauté !
En tout cas, les Karaïtes refusent d’être identifiés comme les successeurs des Sadduccens* .
J’avais mille questions à poser à Shlomo mais trop peu de temps. Je lui ai quand même demandé comment les Karaïtes comprenaient la célèbre phrase « tu ne fera pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère« . Qui est la mère, la mère biologique du chevreau ou une femelle de la même espèce?
La réponse m’a surprise et intéressée: pour eux, il s’agit seulement d’éviter la cruauté envers les animaux. On ne doit pas arracher un petit non sevré à sa mère!
Donc bien qu’ils ne mangent aucun animal interdit et qu’ils observent une she’hita* encore plus sévère que la notre, ils peuvent déguster un cheeseburger ou une blanquette de veau si vous préférez!
Ce qui m’a le plus séduit chez eux, c’est leur « féminisme »: la ketouba est un contrat entre deux parties et non pas une assurance vie donnée à l’épouse. Si l’un des époux refuse de divorcer et ne veut pas « libérer » son conjoint*, le Bet Din karaïte prend les choses en main et l’oblige à divorcer. Les femmes participent aux offices et peuvent étudier en vue de devenir rabbin. Il y a quelques siècles, une femme fut même nommée grand-rabbin.
Et enfin, qui est Juif pour les Karaïtes?
Celui dont le père est Juif! Ce qui les met en totale opposition avec les Rabbanites pour qui seule compte la mère.
Malgré toutes ces différences, les décisions de leur Bet Din sont reconnues par le Rabbinat israélien et lors d’un mariage entre Karaïte et Rabbanite, le couple décide sous quel régime il veut être marié.
Les Karaïtes ne sont pas très nombreux, environ 40 000 en Israel et 10 000 en dehors du pays. La plupart de ceux qui vivent en Israel viennent d’Egypte ou du Moyen-Orient. Le Centre Karaïte en Israel se trouve donc à Ramle.
Mais on les trouve aussi à Ashdod, Ashkelon et bien sûr à Jerusalem.
(Synagogue karaïte de Jerusalem)
Il y a quelques moshavim karaïtes comme le moshav Matzlia’h ou le moshav Ranen dont les habitants sont venus de Libye au début des années 50.
Bien que les Juifs karaïtes et rabbanites se soient fortement opposés au cours des siècles, ils sont quand même restés en contact. Je voudrais citer ici les extraits d’une lettre écrite, au 19 ème siècle, par le Rav (rabbanite) Yaakov Sapir qui rapporte les paroles de Maimonide; « S’ils s’abstiennent de se moquer des paroles de nos Sages…nous sommes tenus de les respecter, de circoncire leurs fils, d’enterrer leurs morts et de présenter nos condoléances aux endeuillés ».
Certains Karaïtes qui vivaient en Turquie sont partis en Russie, certains jusqu’en Lituanie. Pour échapper aux mauvais traitements que le gouvernement de Tsar infligeait aux Juifs, ils ont réussi à se faire déclarer non-Juifs au 19 ème siècle*. Cela leur sauva la vie lorsque les nazis envahirent la Russie. De nombreux Juifs de ces régions falsifièrent alors leurs papiers* pour passer pour Karaïtes jusqu’à ce que les nazis s’en aperçoivent et exigent des rabbins karaites la liste exacte des membres de leur communauté. Dans les régions où sévissait cependant essentiellement la Shoah par balle*, les paysans non-Juifs les dénoncèrent comme Juifs et ils finirent eux-aussi dans les fosses communes.
En 2003, pendant la guerre contre l’Irak, les soldats américains trouvèrent de nombreux manuscrits juifs,karaïtes ou rabbanites, dans un bâtiment de la sinistre Mokhabarat, la police secrète irakienne.
Certains étaient récents, dataient de 1941 et provenaient du grand Farhoud de Baghdad*. D’autres très anciens avaient été pillés ça et là. Parmi eux, des trésors de différentes communautés juives karaïtes et rabbanites. L’armée américaine les emporta aux USA avec l’accord des autorités locales et les donna à restaurer.
Malheureusement, l’administration Obama a l’intention de les retourner à l’Irak sans vouloir comprendre qu’ils sont la propriété et le trésor culturel d’une communauté juive qui a fuit l’Irak et non pas celle de leurs bourreaux!
A bientôt,
* Ramle: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/08/02/les-generations-oubliees-3/
* Pirkei Avot ou Maximes des Pères: Texte de la Mishna
*l’Exilarque était le représentant de la communauté juive de Babylonie devant les autorités locales pendant toute la période talmudique et même au delà, jusqu’au 11 ème siècle environ.
*L’exil de Rome: la période qui vit partir de nombreux Juifs en exil, emmenés en esclavage par les Romains essentiellement en Europe. Les communautés juives de la Diaspora sont encore dans l’exil de Rome.
*Sadduceens ou Tzadokim, צדוקים, groupe juif de la période du Deuxième Temple, opposé politiquement aux Pharisiens et qui a disparu avec la destruction du Temple en 70 de l’ère chrétienne: Il semblerait qu’ils refusaient l’autorité de la Thora Orale ou en tout cas l’interprétation pharisienne. Les Juifs rabbanites sont les descendants des Pharisiens.
*Le divorce juif est un divorce par consentement mutuel. Dans la réalité, l’homme dont la femme ne veut pas divorcer arrive à se « libérer » de sa femme. Le contraire est malheureusement impossible. En Israel, les maris qui ne veulent pas libérer leur épouse sont punis par une loi appelle Loi des Sanctions: compte bancaire bloqué,confiscation de biens, interdiction de sortie du territoire, et peine de prison jusqu’à ce qu’ils cèdent.
*voir l’article: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/09/24/la-ferme-dubrovin/
*Dans l’empire soviétique, la carte d’identité indiquait la nationalité des individus. Il existait une nationalité juive.
*la Shoah par balles: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/04/07/tout-homme-a-un-nom/
* Le grand Farhoud de Baghdad: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/03/08/et-vous-quand-avez-vous-quitte/