Quand nous pensons à la deuxième guerre mondiale, nous pensons immédiatement à l’extermination des civils juifs. Mais nous oublions souvent qu’il y eut des prisonniers juifs dans les camps de prisonniers de guerre. En tant que soldats juifs ils étaient détenus dans des conditions bien plus dures que celles que connaissaient leurs compagnons non juifs.
Comme l’écrivait Emanuel Levinas: Parqué dans des baraques ou dans des commandos spéciaux, tenu pour y échapper à se camoufler sous une fausse identité, le prisonnier israélite retrouva brusquement son identité d’Israélite…
Ils essayaient cependant de garder un semblant de vie juive:
Dans de nombreuses Judenbaracke, un espace fut consacré à la pratique du culte, faisant office de synagogue de fortune et certains prisonniers reconstituèrent des livres de prière grâce à leur mémoire*.
Cet ancrage dans l’histoire et la tradition fut certainement ce qui en garda beaucoup du désespoir total, car ils savaient ce qui était advenu de leurs familles. Ils purent ainsi survivre.

Parmi tous ces prisonniers juifs, les plus mal lotis étaient les prisonniers de guerre juifs polonais*, dont les conditions de vie étaient à peine meilleures que celle des civils dans les camps de concentration.
Peu de temps après la fin de la guerre, le 20 septembre 1945, le journal המשקיף (Hamashkif), l’Observateur*, publia un article intitulé: Yom Kippour chez les soldats juifs prisonniers des nazis
De l’auteur nous ne connaissons que ses initiales A. S.
Il écrit en en tête de l’article:
Ce texte est celui d’un ancien officier juif de l’armée polonaise, prisonnier de guerre qui a eu le mérite de monter en Israel juste après sa libération.
« Le jour tendait vers le crépuscule et le ciel de Tel Aviv passait du bleu clair à un bleu plus foncé lorsque je sortis de chez moi pour aller réciter le Kol Nidrei*, ici sur la terre d’Eretz Israel.
Jamais je n’aurais imaginé repenser aux jours et aux montagnes sombres de l’Europe. Et voici que je revois soudain des bribes de la vie juive européenne détruite, mais qu’en même temps, et avec mes yeux, je vois ici la multitude de mes frères, qu’ils soient jeunes ou vieux, affluer vers la grande synagogue.
Un monde nouveau se dévoile devant moi. Je me mélange à une foule de gens, dont le regard est fier et libre. Le cœur plein de bonheur, je vois tous ces jeunes qui ne montrent aucune peur, aucune crainte d’être expulsés par des bandes de nazis, des jeunes mères, belles et pleines de charme à côté de leurs landaus sains et joyeux.
Et à ce moment, quand j’arrive près de l’entrée de la synagogue et qu’un faisceau de lumière, émanant de l’intérieur, éblouit mes yeux, je me souviens soudain d’une soirée solennelle, une soirée triste et étrange dans un camp de prisonniers allemand.
Je reviens à cette pauvre hutte juive, débordante de monde…
De lourds nuages de plomb assombrissent le ciel, des pluies torrentielles tombent à l’extérieur et à l’intérieur l’air est saturé d’humidité. Nous avons très froid, froid au corp et froid à l’âme…
L’ennemi maudit a le dessus sur tous les fronts de la guerre. La croix gammée est perchée au sommet de la montagne caucasienne Elbrouz, la route de la Géorgie est déjà sous les barrages de l’artillerie allemande et de temps en temps la radio apporte de nouvelles nouvelles glorieuses accompagnées de tambours et de trompettes : Stalingrad a été prise…
Mais l’esprit d’Israel est éternel. Même dans la fosse aux lions, la foi n’a pas failli. Une poignée de Juifs patriotes a décidé de réciter les prières traditionnelles des jours terribles*, malgré tout, alors que les jours que nous vivons sont vraiment terribles, et malgré les conditions épouvantables auxquelles nous sommes soumis, et malgré le fait que nous soyons des proies dans le griffes de la bête hitlérienne.
L’officier Mirmelstein de Lvov écrit de mémoire le texte des principales prières, car nous n’avons pas de ma’hzor*.

L’avocat Tseranka de Varsovie et moi, nous nous entrainons sur la place principale du camp: nous devons nous remémorer les mélodies car nous deux, nous conduirons l’office. Un autre groupe range et nettoie l’intérieur des douches de la caserne, qui deviendra une maison de prières, lieu où a été dressée une arche sainte – couverture foncée sur le mur décorée d’un ruban bleu et blanc et d’un maguen David- une table faite de cartons, avec les Dix Paroles* et deux bougies de part et d’autre.
Les gardes nazis verrouillent déjà la baraque. Les volets fermés et la lueur vacillante des bougies qui s’éteignent nous épouvante…
Mais, petit à petit, la salle s’est remplie de soldats juifs tous vêtus de leur meilleur vêtement et la tête couverte, le visage sérieux et solennel…
Voici le soldat Hamburger de Kalish, un homme obstiné, qui, en défendant la Pologne contre Hitler, a perdu sa jambe droite pour le bien de la « mère patrie »… Voici le Dr Stein, qui, pour le bien de cette « mère patrie », a sacrifié lui aussi une jambe .. Ils n’ont sûrement pas rêvé que cette « mère patrie », pour qui tant de Juifs ont sacrifié leur vie, les récompensera après sa libération par les pogroms dans les rues de Cracovie, Lodz et Lublin*…
Une cinquantaine de personnes sont à présent rassemblées dans la salle de prière. Les deux plus âgés, le capitaine Herband et le lieutenant Lehrft de Cracovie se tiennent de part et d’autre de l’officier-chantre.
Et ici, le chantre commence doucement, triste et calme la même vieille mélodie du Kol-Nidrei, cet antique nigoun* qui secoue notre âme.
Nombreux fondent en larmes et pensent à ce qu’ils ne retrouveront plus: leur foyer, la liberté, leur famille et à tous les leurs qui ne sont plus en vie : parents, épouses, enfants, frères…
Et la voix du chantre, l’avocat Tseranka, se fait de plus en plus forte, comme s’il voulait que ce Kol Nidrei atteigne les cieux et ébranle le trône d’honneur, comme s’il voulait que sa prière vous parvienne aussi, à vous, heureux enfants de la liberté…
Et ici aujourd’hui, je vous vois, enfants de la terre d’Israël, les yeux pleins de larmes de joie, heureux d’avoir été épargnés du sort amer et cruel des millions de nos frères en Europe, pour que vous soyez un soutien fidèle pour ceux qui ont survécu.
Je suis l’un de ceux que la providence divine a gardés: J’ai réussi à rester en vie, à traverser l’enfer de l’Europe empoisonnée et je peux maintenant respirer l’atmosphère de la liberté. Aussi j’en appelle à vous mes frères: Ne faiblissez pas jusqu’à ce que le dernier des Juifs ait quitté ce continent cruel et ait été amené ici en Eretz Israel… »
Un témoignage émouvant d’une époque que certains veulent effacer…
Mais nous sommes là!
Au début d’une nouvelle année, sur notre terre en Israel:
גמר חתימה טובה
Que vous soyez tous inscrits dans le livre de la vie
A bientôt,
*Emanuel Levinas: Emmanuel Levinas, « Cinq ans derrière les barbelés », Magazine de France, automne 1945, numéro spéc (…)
*La vie juive dans les camps de prisonniers:
(Delphine Richard:https://journals.openedition.org/diasporas)
*Les soldats soviétiques, juifs ou pas, étaient directement envoyés dans les camps d’extermination. Le gaz Zyklon B. a été testé sur eux
*Les soldats juifs dans les armées alliées:
https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/combat-resistance/soldats-juifs-dans-les-armees-alliees.html
*Le journal Hamashkif était le journal du parti révisionniste auquel participait Zeev Jabotinsly
*Kol Nidrei: Premiere prière de l’office de Yom Kippour: Tous nos vœux, serments, renoncements, bannissements, malédictions, jurements, et toute expression pouvant passer pour telle que nous pourrions prononcer, et dont nous pourrions charger notre âme, depuis ce jour jusqu’au prochain jour du grand pardon, tous ces engagements, nous les regrettons ; qu’ils soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis. Qu’ils perdent force et valeur. Nos renoncements ne sont pas des renoncements. Nos serments ne sont pas des serments.
Et pourtant ce n’est pas une simple supplique adressée à Dieu mais une déclaration difficile à comprendre car elle semble contraire au devoir sans cesse rappelé du respect de la parole donnée.
Un texte intéressant sur le Kol Nidrei:
https://www.cairn.info/revue-insistance-2007-1-page-261.htm
*Ma’hzor: livre de prières
*Nigoun: Une mélodie parfois sans paroles. Le nigoun est une prière en soi. Les nigounim nous accompagnent de génération en génération. Toujours en mode mineur, et à l’opposé des chants choraux occidentaux bien calibrés, il est l’expression d’une notre inquiétude face à l’adversité, d’un trop plein de douleur mais aussi d’espoir en dépit de tout. Il s’exprime dans un rythme lent, presque hypnotique où se balancent l’âme et le corps. Rien de religieux au sens classique du terme. Le nigoun concerne chacun d’entre nous quand notre âme déborde.
*les jours terribles, ימים נוראים (Yamim noraim), ce sont les jours qui séparent la fête de Rosh Hashana de Yom Kippour
*Les pogroms en Pologne apres la guerre:
http://www.unlivredusouvenir.fr/pogroms.html