Pourim, Superman et nous…

Il y a un siècle, deux Juifs de Cleveland, Jerry Spiegel et Jo Shuster, commençaient à se faire connaitre par leurs bandes dessinées au héros doté de super pouvoirs, Superman. Les bandes dessinées étaient à la mode et dans l’Amérique de la Grande Dépression, s’était imposée l’idée d’un super-héros qui viendrait au secours des bons et pourfendrait les méchants.

(Jerry Siegel et Joe Shuster)

Mais qui était vraiment le Superman de Spiegel et Shuster?
Spiegel a expliqué que les années 30 étaient une époque où les faibles – en particulier les Juifs, qui se se faisaient régulièrement tabasser par les voyous du quartier – rêvaient d’un monde où la justice triompherait grâce à un super-héros. Et où le trouver sinon dans les sources juives?
Au début, le personnage créé par Spiegel était beaucoup plus sombre qu’ultérieurement. Et s’il était déjà un justicier, il agissait avec une telle violence que son créateur avait dû le réparer. Il semble qu’il ait été alors un avatar du Golem à qui le Maharal de Prague* avait finalement retiré le nom divin pour le faire revenir à son état premier, une statue d’argile.
Plus tard, Superman sera plutôt un avatar de Moshe: tous deux sont cachés dans un panier, et envoyés loin de leur monde d’origine. Il est aussi un avatar de ces enfants juifs exfiltrés d’Europe avant la tourmente à venir. Mais surtout, Superman, comme Moshe et comme ces enfants, doit vivre en cachant son identité première et s’en créer une autre, passant d’un nom à un autre: ainsi Superman ne sera plus Kal EL* mais l’Américain Clark Kent.
Rapidement, les Nazis s’étaient intéressés à cette bande dessinée enjuivée. Dans un article de 1940, Das Schwarze Korps, le journal des SS, appelait Siegel « Siegelack » (cire à cacheter) et le qualifiait de type intellectuellement et physiquement circoncis qui a son quartier général à New York. Quant à Superman, il était pour eux un gars avec un corps sur-développé et un esprit sous-développé. Créateur et création travaillaient furtivement ensemble, concluait l’article, pour semer la haine, la suspicion, le mal, la paresse et la criminalité dans le cœur de la jeunesse américaine.

(comicsblog.fr)

Mais pourquoi parler de Superman dans un article sur Pourim?
Parce que l’histoire de Pourim est le contraire des aventures de Superman.
Il n’y a pas de héros aux super pouvoirs. Dieu lui-même n’apparaît pas dans l’histoire, il se cache. La seule héroïne, Esther, n’a pas de super pouvoirs. Elle, qui avait dû cacher son identité juive, ne possède que son courage le jour où elle doit obtenir du roi la révocation de l’édit d’Haman.

(miniature du 12 ème siècle, bible de Souvigny)

Si cette histoire est si célèbre dans le monde juif, ce n’est pas pour le festin, les déguisements et les gâteaux de Pourim, mais c’est parce qu’elle nous met en scène. Comme Mordekhaï et Esther, nous avons souvent dû cacher ce que nous sommes, parfois même volontairement parce que, comme dit mon voisin, c’est tellement fatiguant d’être Juif.
A chaque génération, nous voulons nous faire oublier, rentrer dans la norme, mais c’est impossible même lorsque nous ne sommes que d’origine juive. En Israel non plus, nous ne sommes pas épargnés par ce désir de vivre enfin dans un pays aux normes acceptables, démocratique certes mais sans ce petit adjectif, juif, qui vient tout gâcher.
Vous avez dû lire qu’actuellement des manifestations d’envergure ont lieu ici contre la réforme judiciaire. En fait, elles sont bien autre chose. Les foules crient qu’elles veulent sauver la démocratie, qu’elles désirent être libres. Peu importe le contenu de cette réforme, l’important est de répéter sans fin des slogans.
Pour moi, si les meneurs de ces manifestations ont un agenda politique évident (ils ne supportent pas d’avoir perdu les élections et veulent être califes à la place de Bibi), cette foule qui désire sauver une démocratie et réclame une liberté, qui ne sont pas menacées, me semble surtout une foule terriblement angoissée.
Mais angoissée par quoi?
Tout d’abord, ce qui se passe en Israel n’est pas très original. Toutes les sociétés occidentales vivent dans le malaise et sont angoissées. En cela elles sont aidées par les sites d’informations, qui n’informent plus beaucoup mais diffusent des convictions, au delà des faits, caisses de résonnances des angoisses des populations. Toutes les catastrophes possibles nous sont prédites sans analyse, l’une chassant l’autre, tout en nous laissant une impression de malaise.
Mais surtout, nous les Juifs, en Israel et ailleurs, nous savons que rien ne nous délivre de l’antisémitisme: ni l’émancipation à qui on doit pourtant beaucoup, ni les théories auxquelles nos parents ou grands-parents ont cru et qui, soit ont disparues dans la Shoah comme celles du Bund et des Territorialistes*, soit ont très vite montré leur visage totalitaire comme le marxisme et le trotskysme. Les lendemains sans antisémitisme n’ont jamais chanté. Quant à la Shoah, nous n’en sommes pas sortis intacts, nous sommes encore des survivants, y compris les jeunes générations.
Pierre Lurçat vient de publier sur Mabatim.info un nouvel article, La tentation cananéenne* que je vous invite à lire. J’en cite ce paragraphe:
C’est le caractère juif de l’État qui était la principale préoccupation du fondateur du sionisme politique et non son caractère démocratique. Ce n’est qu’à la suite du tour de passe-passe révolutionnaire accompli par le juge Aharon Barak dans les années 1990 que l’équation a été inversée et que le caractère démocratique de l’État est devenu l’aune à laquelle sont mesurées la légalité et la légitimité de toutes les décisions administratives, politiques, militaires et législatives. Bien plus encore qu’une simple question juridique et politique ou constitutionnelle, il y a là une question fondamentale qui touche aux normes fondatrices de l’État juif.
Ces gens qui manifestent ne sont pas des idiots utiles, ce sont des angoissés utiles. Ils ont pensé qu’ici ils trouveraient enfin la paix. Hélas nous sommes en guerre depuis plus de 100 ans. Et même si la performance de Tsahal nous rassure, nous savons que les guerres, attentats et pogroms ne sont pas derrière nous.
Alors, que faire? Essayer d’oublier qui nous sommes et les raisons pour lesquelles nos anciens se sont battus pour créer cet état juif où nous sommes libres de toute coercition politique, religieuse ou autre.
Il peut paraitre plus simple et plus confortable de renoncer à ce qui fait notre spécificité et de nous fondre dans la masse des Occidentaux en adoptant leur mode de vie, leur culture et leurs convictions concernant la solution du problème palestinien ou ce que devrait être notre diplomatie au Moyen-Orient. Pour les manifestants, cette attitude résoudrait tous nos problèmes. Il suffirait d’être conforme à tout ce qui ce fait en Occident. Fait significatif: nombreux sont les panneaux des manifestants rédigés en anglais.
J’ai entendu les cris de: il faut sauver la démocratie, ils veulent empêcher les femmes de travailler*, ils veulent brimer les LGBT*, ils nous préparent une dictature, un khomeinistan
J’ai vu des panneaux avec le poing levé du groupe Black Live Matter. Sont-ils concernés par la situation économique et sociale des Juifs d’origine éthiopienne? Que nenni! Alors souhaitent-ils défendre les squatteurs soudanais ou érythréens qui font pourtant la vie impossible aux habitants du sud de Tel Aviv? Pas plus. Alors de quoi s’agit-il? S’identifiant aux causes à la mode en Occident, ils les reprennent à leur compte. Peu importe qu’Israel n’ait jamais été une société esclavagiste ou un pays d’apartheid. Il s’agit de mimer les thèmes à la mode ailleurs, en espérant ainsi trouver une normalité qui n’est pas la notre. Dans leur furie Bibi est assimilé à Poutine, Khomeini, Erdogan et ils n’hésitent pas à les représenter ensemble.


Ils sont obsédés par de faux combats qui n’ont rien avoir avec notre réalité alors que de vraies menaces pèsent sur nous: la fin du règne de Mahmoud Abbas qui annonce une vraie guerre de succession qui s’illustrera par des attentats – C’est celui qui fait le plus de morts chez les Juifs qui gagne! – Déjà 14 mort en un mois et le mois de Ramadan n’a pas encore débuté , mais aussi la menace iranienne de plus en plus pressante.

Shay Tsharka nous rappelle dans cette caricature, les paroles de Haman à A’hashveroush, roi de Perse, pour l’inciter à signer le décret d’extermination des Juifs (Esther: 3,8):
Il est une nation éparpillée et divisée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation; quant aux lois du roi, ils ne les observent point: il n’est donc pas de l’intérêt du roi de les conserver.
 יֶשְׁנוֹ עַם-אֶחָד מְפֻזָּר וּמְפֹרָד בֵּין הָעַמִּים, בְּכֹל מְדִינוֹת מַלְכוּתֶךָ; וְדָתֵיהֶם שֹׁנוֹת מִכָּל-עָם, וְאֶת-דָּתֵי הַמֶּלֶךְ אֵינָם עֹשִׂים, וְלַמֶּלֶךְ אֵין-שֹׁוֶה, לְהַנִּיחָם


Un de mes amis m’écrit: Je m’inquiète pour Israel.
J’avoue que moi aussi, mais j’ai eu la chance d’avoir une grand-mère qui m’apprenait à voir la réalité en face. Elle me répétait: Quand on te crache dessus, ne pense pas qu’il pleut! Mais aussitôt elle tempérait mon inquiétude avec cette phrase: Tu sais, les gens sont comme les noix dans un bocal. Quand on le secoue, moins il y en a, plus elles font de bruit.


Alors je vous souhaite un bon Pourim, et surtout comme Esther, n’oubliez pas qui vous êtes et pourquoi vous vivez ici en Israel.


(festin de Pourim, dessin 19 ème siècle, Moshe Mizrahi)

A bientôt,

*Maharal de Prague (en hébreu : מהר »ל pour Morenou HaRav Lœw, notre maître le rabbin Lœw) éminent mystique kabbaliste né à Poznan en 1620 et mort a Prague en 1609)

*Kal El: Kol (ou Kal en araméen) la voix; et El, suffixe théophorique, présent dans de nombreux noms hébraïques

*Le Bund ou Organisation sociale-démocrate des ouvriers juifs, créée en 1897. Ce fut le premier parti politique juif, socialiste, marxiste et laïque. Ses convictions le menant à être antisioniste, ses adhérents furent assassinés en Europe orientale pendant la Shoah.
Le mouvement territorialiste n’était pas marxiste. Ce courant visait à la création d’un état Juif en dehors de la Palestine et ultérieur aux expériences étatiques en Crimée et au Birobijan ainsi qu’à la colonisation juive en Argentine. Comme pour le Bund, la plupart de ses adhérents qui vivaient en Europe Orientale ont été exterminés.

* Evidemment que non: les femmes israéliennes travaillent, y compris celles qui viennent de milieux très pratiquants. De plus, le gouvernement en place vient de faire voter au parlement une nouvelle loi qui annule toute prescription pour les crimes sexuels (dont la majorité des victimes sont des femmes.). Quand aux LGBT:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2023/01/15/de-gauche-a-droite-5-5/

* Les panneaux en anglais: j’entendais hier matin au micro de Daniel Haik, une manifestante expliquer que les panneaux étaient maintenant écrits en anglais pour appeler à l’aide nos amis, les gouvernements américains et européens. Nos amis? Vraiment?

* Il faut lire cette interview de Benny Siffer, le directeur du supplément littéraire du Haaretz (journal pourtant très à gauche) pour comprendre combien les manifestants sont déconnectés de la réalité.
http://vudejerusalem.over-blog.com/2023/03/haine-abyssale-contre-la-famille-netanyahou-l-explication-de-benny-ziffer-pierre-lurcat.html

* L’article de Pierre Lurcat sur Mabatim:
https://mabatim.info/2023/03/04/le-conflit-identitaire-israelien-i-la-tentation-cananeenne/

*Lisez aussi ce très intéressant numéro de Menora:
https://www.menora.info/

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