Devons-nous être de bons enfants?

ילד טוב ירושלים (Yeled Tov Yerushalayim), un bon enfant de Jerusalem.
Connaissiez-vous cette expression?

Depuis toujours Jerusalem est vue  comme la ville des gens calmes qui étudient et qui prient.
Comme on dit: » תל אביב רוקדת, חיפה עובדת וירושלים לומדת (Tel Aviv rokedet, Haifa ovedet, Yerushalayim lomedet) Tel Aviv danse, Haïfa travaille et Jerusalem étudie! Mais rien n’est plus trompeur que cette division arbitraire!
Cette réputation est-elle à l’origine de cette expression qui décrit quelqu’un de sérieux, droit et un peu naïf et dont on dit:
« Sois sans crainte, il ne te créera pas de problèmes, c’est un bon enfant de Jerusalem ».
אל תדאג! הוא לא יעשה לך צרות – הוא ילד טוב ירושלים.

Je le pensais jusqu’à une émission de télévision sur les יקים (Yekim), les Juifs d’origine allemande.
Encore un mot nouveau à expliquer: Un יקה ( Yeke), est un Juif originaire d’Allemagne et par extension quelqu’un de droit, travailleur, honnête mais souvent tatillon! Les Juifs originaires d’Allemagne ont fait sensation dans le monde moyen-oriental quand ils sont arrivés en masse dans les années 30*. Ils ont beaucoup surpris les חלוצים (‘haloutzim), pionniers, par leur courtoisie et leur attachement à leur Jacke, leur veste, d’où le mot yeke.
D’une façon générale les yekim ont fait progresser le yishouv grâce à leur haut degré de qualification. On leur doit l’architecture Bauhaus et aussi les magasins « modernes ». Ils se sont principalement installés en ville en essayant de recréer la vie la plus « gemütlich » possible, mais certains se sont dirigés vers les kibboutzim.
Dans cette vidéo, tirée d’un film pour enfants, Hans le pionnier yeke (Hans he’haloutz), complètement désorienté mais toujours volontaire, s’intègre peu à peu à la vie du kibboutz

Je me souviens, il y a plus de 40 ans, avoir travaillé à la cuisine du kibboutz avec un ‘haloutz yeke qui donnait des cours de philosophie en épluchant les légumes…
Et dans les salons de thé Kapulsky de Nahariya ou de Haïfa sur le Carmel, de charmantes vieilles dames yekiot prenaient leur café avec un onctueux Cremeschnitte*…

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Certains prétendent que Yeke est un acronyme de יהודי קשה הבנה (Yehoudi Kshe Havana) un Juif un peu lent, qui a du mal à comprendre les subtilités, mais ce ne sont que des médisants!
Quoi qu’il en soit, les Yekim ont tellement influencé le pays qu’on mange maintenant des saucisses de Francfort dans une pita (on peut aussi trouver un wiener Schnitzel dans une pita).

Mais je m’égare: où est donc passé le « Bon enfant de Jerusalem« ?
Lors de cette émission sur les yekim, j’ai entendu un des participants, le Rav Yo’hanan Fried, raconter qu’enfant il avait décidé de ne pas porter de kippa: stupeur et tremblements dans cette honorable famille de yekim! Un révolté de 4 ans! Il avait alors expliqué à ses parents que sur une photographie prise à Francfort, son grand père avait la tête nue! Grand talmudiste et maskil*, il ne mettait la kippa que pour prier!

Finalement sa mère avait eu recours à une ruse pour le faire rentrer dans le rang: elle avait brodé « Yo’hanan, bon enfant de Jerusalem » sur le tissu de la kippa. Les adultes sont malheureusement si conformistes. Et voilà, plus personne ne sait que la révolte du rav Yo’hanan Fried etait à l’origine de cette expression…
ילד טוב ירושלים (Yeled Tov Yerushalayim)  a pris son envol et nous a conféré à nous, les Yerushalmim*,  une réputation de sagesse et de modération parfois  usurpée…

Malheureusement, notre actualité ne change pas: chaque jour nous apporte son lot de souffrances et d’inquiétude*: il y a quelques jours, une jeune soldate de 19 ans, Hadar Cohen, a été assassinée à la Porte de Damas et ses deux camarades blessés. Grâce à son courage, elle a pu éviter un attentat bien plus meurtrier
Hadar Cohen

Et pourtant, le monde nous demande toujours d’être le « bon enfant », celui qui doit comprendre, faire des concessions, s’excuser d’exister, celui  qui sagement obéit aux diktats des nations. Certains Juifs sont eux-mêmes contaminés par cette conception du monde et cela depuis bien avant la création de l’état d’Israel

En effet en 1925, dans le Yishouv, quelques intellectuels juifs* fondent le ברית שלום (Brit Shalom), l’Alliance pour la Paix. Ce sont des Juifs d’Allemagne ou d’Europe Centrale, pur produits de la Haskala et des pogroms. L’Europe a connu sa première grande boucherie pendant la première guerre mondiale* et, dans les années 20 et 30, de nombreux Européens, traumatisés, aspirent alors à la paix entre les hommes.

brit shalom logo

(logo du Brit Shalom)

Pour les Juifs du Brit Shalom, l’édification d’un état juif pose problème: un état-nation ne va-t-il pas sombrer dans le nationalisme sectaire comme cela se profile en Europe? Mais dans le même temps, ils conviennent de la nécessité d’un état qui serait le refuge de tous les Juifs persécutés. Leur vision est celle d’un état conforme à l’idéal de justice des prophètes. On ne peut que les approuver sauf qu’ils n’en retiennent que les paroles de paix universelle en oubliant que les prophètes eux mêmes n’étaient pas des naïfs et savaient aussi  parler durement, non seulement aux Juifs mais aussi aux nations.
Pour se faire, les membres du Brit Shalom, sont prêts à restreindre les droits des Juifs dans un état qu’ils veulent bi-national, tant ils sont soucieux de ne pas heurter la population arabe. L’un d’eux, Hugo Bergman va même très loin, il écrit: « le sionisme est responsable de la haine qu’il suscite« . Les membres du Brit Shalom défendent le bi-nationalisme en prenant pour exemple la Suisse ou la Finlande. Ils sont persuadés que les Arabes de Palestine constateront les bienfaits des Lumières et accepteront in fine de vivre avec les Juifs sur un pied d’égalité.
En cela, ils sont dans le droit fil des penseurs socialistes européens qui, dès le début du 20 ème siècle, vont lutter contre le sionisme. C’est ainsi que Romain Rolland regrette qu' »il (le sionisme) se contente de fonder un nouveau nationalisme en tournant le dos à la vocation du judaïsme ».
Leur arrogance naïve persuade les fondateurs du Brit Shalom qu’ils apportent la Lumière à la Oumma, la nation arabe. L’un d’eux Ernst Simon écrit: »Les Juifs ont atteint un très haut degré de civilisation et d’organisation et…. ils aideraient (les Arabes) en leur offrant l’exemple vivant d’une nation qui renonce volontairement à la souveraineté étatique« . Rien de moins! Ils sont tellement déconnectés de la réalité qu’après les massacres de 1929*, ils demanderont aux Juifs de se montrer encore plus conciliants qu’auparavant…
Mais si en Occident, après les tueries de la première guerre mondiale, les pacifistes des années 20 et 30 rejettent le concept de l’état-nation et surfent sur l’idée de paix universelle sans voir ce que prépare Hitler, la majorité des Juifs du Yishouv refuse de se suicider et rêve d’une patrie enfin  protectrice et refuge pour le peuple juif. Eux qui se font massacrer régulièrement par des bandes arabes, de mieux en mieux armées et organisées, condamnent les idées utopiques et dangereuses du Brit Shalom

Toujours murés dans leur conception du monde socialiste et européenne, les membres du Brit Shalom ne comprennent pas que cette égalité dans un état bi-national idéalisé, ces droits de l’homme auxquels ils aspirent sont pour la Oumma arabe une totale catastrophe. La société arabe n’en veut pas. Elle peut pas survivre sans dominant, les musulmans, et dominé, les dhimmis. Pour eux l’égalité avec les non-musulmans n’a pas de sens et la révolte du dhimmi est insupportable. D’ailleurs, aucune voix arabe ne se fait l’écho des idées du Brit Shalom. Pour les Arabes, une chose est claire: les Juifs n’ont aucune légitimité nationale sur la terre de Palestine et toutes les tentatives de coopérative agricole, de recherches dans la lutte contre la malaria, de projet éducatif commun et encore moins de syndicat, ne peuvent aboutir.
Pour la nation arabe, les Juifs doivent partir ou, à la rigueur, vivre sous domination dans un état musulman.
Peu à peu, de nombreux naïfs, dont Arthur Ruppin, ouvrent les yeux et prennent leurs distances avec l’association du Brit Shalom qui sera dissoute faute d’argent en 1933. Toutefois quelques militants espèrent encore. Ce sera seulement après les émeutes sanglantes de 1936 que les derniers seront ébranlés, en particulier ceux qui vivent dans les zones de peuplement mixte juif-arabe comme Yaffo car c’est là que les exactions contre les Juifs seront les plus nombreuses.
Cela dit, cette utopie dangereuse  continuera à regrouper des pacifistes et militants de gauche internationalistes dans divers groupements tous plus éphémères les uns que les autres qui se dissoudront officiellement en 1948 tout en resurgissant régulièrement comme l’actuel Shalom Akhshav ou JCall*.
Encore aujourd’hui, les Européens ont du mal à intégrer ce besoin du Juif de vivre dans un état-nation indépendant, où les Juifs vivraient libérés du bon vouloir d’autrui. Ce concept est en effet à l’opposé du mouvement de dissolution des identités nationales généré par la formation de l’Europe et de la mondialisation.
Encore aujourd’hui, la population musulmane du territoire palestinien, et plus généralement du Moyen-Orient, refuse l’existence d’un état juif.

En fait, il est vrai que les Arabes ont vécu une Nakba* lors de la création de l’état d’Israel: Israel leur a proposé de vivre selon un système de valeurs à l’opposé du leur. Des hommes égaux en droits et en devoirs quelque soit leur origine, leur sexe ou leur religion? Quelle horreur!
Chateaubriand écrivait à propos du monde musulman: »Qu’en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d’avoir appris l’art moderne des armes à des peuples dont l’état social est fondé sur l’esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors ou avons-nous amené la barbarie dans l’intérieur de la Chrétienté ?… Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer, par la vente du produit des manufactures… tout cela n’est pas de la civilisation…*
La Chrétienté d’aujourd’hui devrait bien se réveiller…

A bientôt,

*Il s’agit de la 5 ème aliya (1929-1939) qui verra débarquer en Palestine environ 300 000 Juifs malgré les restrictions de plus en plus sévères du gouvernement britannique

*Le Cremeschnitte: sorte de mille-feuille, certains le disent d’origine viennoise

*Maskil: tenant de la Haskala (les Lumières juives) pour qui d’une judaïsme devait s’ouvrir sur le monde

*
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2014/03/02/nous-les-yerushalmim/

*Parmi eux:Martin Buber, Hugo Bergmann,  Gershom Scholem, Henrietta Szold, le premier Haut Commissaire Herbert Samuel, Arthur Ruppin…

*Lisez l’Europe, une passion génocidaire, de Georges Bensoussan

*les massacres de 1929:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/tag/grand-mufti-de-jerusalem/
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2015/11/13/les-nazis-en-palestine-dans-les-annees-30/

*Avant-hier à Ramle, hier à Rahat, ahjourd’hui à Ashkelon, 

*Shalom Akhshav et J Call doivent leur survie au financememt de l’Union Européenne (ainsi que d’autres) et ont beaucoup plus d’audience à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays

*Nakba ou catastrophe, est la défaite  arabe à la fin de la guerre de 1948. Les Arabes essayent de la comparer à la Shoah:
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2016/01/28/quand-eichmann-demandait-grace/

*J’ai trouvé cette citation tirée des Mémoires d’Outre-Tombe dans l’ article de Metula News Agency du 3 février 2016″Le délit d’antisionisme. crime contre l’humanité? »

5 réflexions sur “Devons-nous être de bons enfants?

  1. Excellemment dit, Hannah. La peur de n’être pas aimé fait faire d’énormes bourdes, qui se terminent toujours en catastrophes pour peu que l’autre sache manœuvrer. Les manipulations perverses ne manquent pas, à commencer par la victimisation, ou la confusion des valeurs à l’usage des esprits simples.
    Ici vous évoquez le pacifisme qui a tant contribué au désastre européen du XXe siècle. Or, s’il était compréhensible de se vouloir  » contre la guerre » au sortir de la boucherie de 14/18, l’histoire nous a appris la nocivité de cette position face à des ennemis aussi sauvages que rétif à la réflexion et dépourvus de simple humanité.
    Si j’osais, je posterais ici un texte remarquable d’un collaborateur arabe de la mena qui dresse un tableau apocalyptique de la situation de ses  » frères  » palestiniens.
    Israël ne peut se payer le luxe de paraître aimable au prix de son suicide. Si le reste du monde, à quelques exception près, ne veut entendre cette évidence, ce sera tant pis. Les dhimmis de shalom a’hshav et JCall peuvent bien rester dans l’illusion et préférer leur rêves à la dure réalité : le prix du déni est trop élevé.
    Il reste heureusement des lucides — et courageux, car il est difficile d’avoir raison contre l’opinion commune — pour savoir que l’apaisement et la bonne volonté sont de peu de poids face à la perversité et à l’envie haineuse.

  2. Merci pour ce texte qui est effectivement fondamental. Pendant toute l’écriture de cet article, j’ai pensé à Jabotinsky. Je ne l’ai pas mentionné car je voulais me concentrer sur le Brit Shalom et pensais en écrire un autre uniquement sur lui et sa pensée . Si vous désirez le faire, je serais heureuse de publier votre article sur mon blog (ou le rebloguer du votre si vous me le permettez)

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