Dès sa première visite, Moses Montefiore* écrit dans son journal que les Juifs d’Eretz Israel désirent « s’affranchir de leur sujétion économique en se tournant vers l’agriculture. »
De nombreux chefs de communautés lui demandent de leur acheter des terres et du bétail. Il prépare donc un projet de financement de 200 villages juifs en Galilée et va soumettre son plan à Mohamad Ali, alors gouverneur d’Egypte et de Palestine. Mais comme le raconte Eliezer Halevy, secrétaire de Montefiore, la rencontre est très décevante…Mohamad Ali refuse poliment. Il a peur qu’ainsi les Juifs reconstruisent leur patrie ancestrale…
Mais les choses bougent. L’idée d’un retour massif des Juifs sur leur terre commence à exercer un certain attrait sur nombre de penseurs et d’écrivains non-juifs, en particulier britanniques.
Deux d’entre eux vont seconder Rabbi Yehouda Bibas* de Corfou qui parcourt les communautés des Balkans en encourageant les Juifs à étudier les sciences et à apprendre l’art militaire pour arracher la Palestine aux Turcs, tout comme l’ont fait les Grecs. Ses idées enflamment de nombreux Juifs dont rabbi Yehuda Alkalay*.
Après leur rencontre en 1839, ce dernier fondera la Société pour la Colonisation de la Palestine. Grâce à Montefiore, Bibas et Alkalay, la voie est ouverte aux pionniers de cette deuxième moitié du 19 ème siècle.
(Rabbi Yehuda Alkalay et son épouse Esther)
Bien que l’Hatikva ait été composée bien plus tard au 20 ème siècle, ses paroles sont le reflet exact de ce qui se passe dans l’esprit de nombreux Juifs du 19 ème siècle.
« Aussi longtemps qu’en nos cœurs, l’âme juive vibrera tournée vers l’Orient, et aspirera à Sion, notre espoir n’est pas vain, espoir de deux mille ans, d’être un peuple libre sur notre terre, le Pays de Sion et Jérusalem. »
Jusque là, l’idée du retour à Sion reposait essentiellement sur une foi mystique et beaucoup venaient dans l’espoir de hâter la venue du Messie. Cette fois, les choses changent. Les Juifs s’installent en Eretz Israel pour reconquérir leur patrie.
Les grands mécènes investissent dans ce projet. En 1856, Montefiore a acquis une orangeraie près de Yaffo. Un alsacien nommé Charles Netter* fonde une école d’agriculture qu’il appellera Mikve Israel en 1870.
(Mikve Israel en 1870)
Cette école existe toujours:
Le baron de Rothschild soutiendra financièrement un certain nombre d’implantations comme Rishon leTsion*, Ness Tsiona*, Zikhron Yaakov*…
Toute cette aide venue de l’étranger est évidemment nécessaire mais ce qui est nouveau, c’est que les Juifs, installés dans le pays, commencent à sortir des villes pour fonder eux aussi des colonies.
La fondation de Peta’h Tikva, la Porte de l’Espoir, se fera grâce à l’initiative de trois amis qui quittent Jerusalem à la recherche de terrains à un prix abordable.
Pour vérifier la salubrité de l’endroit qu’on leur propose à la vente, ils prennent avec eux un médecin grec de Jerusalem. Celui-ci est très pessimiste et leur fait remarquer que la population arabe de la région est clairsemée, atteinte de malaria et qu’il n’y a pas d’oiseaux: « S’il n’y a pas d’oiseaux cela veut dire que la terre n’est pas bonne « leur dit-il.
Les trois amis passeront outre ses recommandations et fonderont la bourgade de Petah Tikva qui, par la suite, deviendra une des villes satellite de Tel Aviv.
(Petah Tikva en 1912, http://www.zionism-israel.com/)
Jerusalem aussi se transforme. L’hôpital Rothschild a été fondé en 1854.
Cette même année, la ville compte déjà sa première école moderne, l’école Lämel qui dispense un enseignement traditionnel et scientifique aux garçons, et est également un pensionnat pour les orphelins de la ville:
(Fronton de l’école Lämel, l’inscription sur le fronton est en allemand et en hébreu)
Et en 1860 est fondée la première école pour filles, l’école Evelina de Rothschild.
Cette école existe toujours dans d’autres locaux, dans le quartier de Rehavia:
Le dix-neuvième siècle est aussi le siècle de la Renaissance de la langue hébraïque
Contrairement aux idées reçues, l’hébreu n’avait jamais cessé d’être la langue des Juifs, même si dans la Diaspora, les Juifs utilisaient les « langues juives » (comme le yiddish, le judeo-espagnol ou le judeo-arabe) pour ne pas la désacraliser. La littérature hébraïque avait été souvent cantonnée au religieux bien que de nombreux poètes se soient exprimés sur des sujets profanes et l’hébreu rabbinique était un mélange d’hébreu biblique, mishnaïque et d’araméen.
Au 18 ème siècle, la Haskalah*, sorte de pendant juif du mouvement des Lumières, apparaît chez les Juifs d’Europe centrale et orientale. Les Juifs de la Haskalah commencent à s’ouvrir à la culture occidentale. Certains, comme Mendelsohn, prôneront l’usage de l’allemand mais d’autres, essentiellement en Russie, voudront faire rentrer l’hébreu dans la modernité.
On va assister à l’explosion de toute une littérature populaire en hébreu aussi bien en Russie qu’en Eretz Israël. Les premiers romans hébraïques écrits par l’écrivain Abraham Mapu* sont très influencés par le romantisme français bien que leurs thèmes soient purement bibliques. Ils rencontreront tout de suite un grand succès.
Une autre figure de la littérature, Mendele Mokher Sefarim*, choisira d’écrire dans une langue moins apprêtée que celle de Mapu. Son hébreu plus populaire est rapidement accepté et Hayim Nahman Bialik* le considérera comme son maître.
(de droite à gauche: Hayim Nahman Bialik, le jounaliste Mordekhai Ben Ami, et Sholem Aleikhem (qui préférait écrire en Yiddish) et Mendele Mohker Sefarim à Odessa en 1910, he.wikipedia)
Non seulement, l’hébreu est la langue de la littérature juive moderne et profane mais les Juifs découvrent en traduction les best-sellers de l’époque, comme les Mystères de Paris, roman feuilleton d’Eugène Sue, traduit en 1857 par Kalman Shulman.
(traduction des Mystères de Paris, d’Eugène Sue. La première édition date de 1857. Le livre a eu du succès puisque la photo est celle de la troisième édition en 1876 à Vilna)
En 1863, le premier journal en hébreu, Halevanon, sort des presses installées par Joel Salomon, l’un des fondateurs de Petah Tikva. Il est bientôt suivi par de nombreux autres, aussi bien en Diaspora qu’en Eretz Israel.
Quand Eliezer ben Yehuda s’installe à Jerusalem et décide d’actualiser la langue hébraïque et de l’imposer comme langue quotidienne, il n’est pas complètement isolé, même si son intransigeance lui vaut souvent moqueries et hostilité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, quand il lancera le projet éducatif de l’école entièrement hébraïque, il sera rapidement suivi par des dizaines d’enseignants enthousiastes.
Deux importants mouvements sionistes voient le jour en Russie en cette fin du 19 ème siècle: celui des חוביבי ציון, les Amants de Sion (‘Hoveivei tsion)* et celui du ביל’ו (Bilu).
Ce sont les premiers qui fonderont des villes comme Rishon leTsion* ou Ness Tsiona*.
Le deuxième, le Bilu, dont le nom acronyme signifie « Maison de Jacob, venez et marchons« * (Ishaia, 2,5), est fondé par des étudiants de la ville de Kharkov. Ses membres arrivent en Eretz Israel en 1882 et s’installent comme journaliers à Mikve Israel.
L’un d’eux Wladimir Doubnov est le frère de l’historien Simon Doubnov*. Il lui écrit: « Mon but suprême consiste à rendre aux Juifs l’indépendance dont ils sont été privés pendant 2000 ans…Ce but peut être atteint par plusieurs moyens: en fondant des colonies industrielles et agricoles…bref, en s’efforçant de placer notre terre et l’économie entre des mains juives. Entre autre, nous devons préparer notre jeunesse et la génération suivante à se servir des armes…Alors les Juifs eux-mêmes proclameront fortement, au besoin les armes à la main, qu’ils sont de nouveaux les maîtres de leur ancienne terre ».
En cette année commence ce qu’on appelle souvent la Première Alyiah.
Ce n’est pas et de loin la première fois que les Juifs reviennent sur leur terre ancestrale, mais c’est la première fois qu’en groupes constitués, ils viennent avec l’idéologie précise de l’amour de leur terre et le devoir de la fertiliser à nouveau. Cette idéologie oriente de manière définitive le mouvement sioniste qui prendra forme et programme avec Théodore Herzl en 1897.
Mais ce sera là une nouvelle page de notre histoire. Les « générations oubliées » ont préparé le sionisme politique du 20 ème siècle.
A bientôt,
*Montefiore: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2012/11/05/les-moulins-de-montefiore/
*Charles Netter (1826-1882): un des membres fondateur de l’Alliance Israelite Universelle *
*Rabbi Yehuda Bibas: Né à Gibraltar en 1776, il grandit à Livourne où il devint rabbin et médecin!. Il partit ensuite à Londres où il rencontra Montefiore et fut nommé rabbin à Corfou. Profondément sioniste, il partit ensuite s’installer à Hebron où il mourut en 1852
*Rabbi Yehuda Alkalay: Né en 1798, à Sarajevo. Il étudia à Jerusalem puis fut envoyé comme rabbin à Zemun en Serbie (à l’époque dans l’Empire austro-hongrois). Dans sa synagogue venait prier le grand-père de Théodore Herzl. Rabbi Alkalay prêcha lui aussi pour le retour à Sion et finit ses jours à Jerusalem en 1878
*Abraham Mapu (1808-1867), il était un des auteurs préférés de David Ben Gourion
*Mendele Mokher Sefarim ou Mendele le vendeur de livres (1835-1917) de son vrai nom Sholem Yankev Abramovitch, il écrivait en hébreu mais aussi en yiddish
*Hayim Nahman Bialik (1873-1934) est l’un des pionniers de la poésie hébraïque moderne.
*Rishon leTsion: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/01/27/ne-vous-inquietez-pas/
*Ness Tsiona: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/04/26/ness-tsiona/
*Zikhron Yaakov: https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/10/09/lepopee-du-nili/
*Simon Doubnov: Né en 1860 en Biélorussie. Il était historien et linguiste. Persuadé que l’avenir des Juifs était de rester en Russie et non pas de partir en Israel, il se battit pour obtenir l’égalité de leurs droits. Très proche du mouvement bundiste (son gendre, Henryk Ehrlich, en était un des leaders), il fut assassiné par les nazis à Riga en 1941, lors du massacre de Rumbula.