Les générations oubliées (6)

      

       

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Tu vois, m’a dit mon grand-père, je suis arrivé ici avec Selim Ier, j’ai été garde sur ces murailles tant que mes jambes ont bien voulu me porter, c’est ton tour maintenant. Et je suis sûr que le petit-fils de ton petit-fils sera garde à son tour sur les mêmes murailles! Car nous, les Turcs ottomans nous sommes venus pour rester…

Et c’est ce qui s’est passé. Les Turcs ont conquis le pays en 1517 et y sont restés jusqu’en 1918!

Les 180 ans qui s’étendent de 1488 à 1666 constituent une période pleine de promesses dans la renaissance d’Eretz Israel. C’est vraiment la Grande Espérance. L’attente messianique est intense, favorisée par la conscience de deux drames qui ont secoué le monde juif:
– Les massacres des Juifs de Pologne*  qui dureront de 1648 à 1658 laisseront cette communauté exsangue économiquement et spirituellement
et
– La Grande Expulsion ou l’Expulsion d’Espagne qui  sera vécue comme un tremblement de terre dans tout le monde méditerranéen et qui changera la face du judaïsme séfarade.

Parallèlement, Eretz Israel passe sous une nouvelle domination, celle des Ottomans. Selim 1er, celui qui conquiert Eretz Israel en 1517, et Soliman le Magnifique se montrent accueillants pour les Juifs en Turquie  mais surtout, ils permettent un renouveau sans précédent de la vie juive en Israel.

soliman le magnifique
Pour la première fois depuis 1000 ans, Eretz Israel est placé au centre de l’histoire juive.
Les Juifs sont persuadés que l’arrivée du Mashiah est imminente. Non seulement de graves événements extérieurs secouent le monde juif mais aussi le monde non-juif comme la chute de Byzance en 1453.
De plus, parmi les nombreux Juifs qui font leur alyiah, se trouvent des personnalités importantes, rabbins, kabbalistes, chefs de communautés etc…grâce à qui la vie intellectuelle et religieuse du pays sera un phare pour les Juifs de la Diaspora. Jerusalem, Tsfat, Hebron et Tiberiade deviendront les 4 centres les plus importants du vieux yishouv*.
A ce moment-là, Tsfat est même plus prospère que Jerusalem car la vie économique y est elle-même très dynamique. Les Juifs y font le commerce des épices, des fromages, de l’huile (jusqu’à présent la Galilée reste réputée pour la qualité de ses fromages et de son huile d’olive), des légumes et des fruits. Ils sont aussi les spécialistes du tissage. Enfin, les yeshivot de Tsfat regroupent les « intellectuels » du pays.
Ainsi c’est à Tsfat que Joseph Caro composera son Shoulhan Aroukh* en 1567.

Shulhan_Arukh

Sa synagogue est une des plus connues de la ville:

joseph caro synagogue 2
A Tsaft aussi le poète et kabbaliste Shlomo Alkabetz composera  le célèbre piyout Lekha Dodi, chanté le vendredi soir par les Juifs du monde entier:


(Ici chantée et dansée lors d’une kabbalat shabbat organisée tous les vendredis après-midi sur le site de l’ancienne gare de Jerusalem) 

Viens mon bien-aimé au-devant de la fiancée, allons accueillir le shabbat.
Observe et souviens-toi, c’est une seule parole que le Dieu Un et Unique nous fit entendre, l’Eternel est Un, son nom est Un, à lui gloire, honneur et louange.
A la rencontre du Shabbat empressons-nous car il est source de toute bénédiction. Consacré depuis toujours, des la fin de la création mais pensé des le début.
Sanctuaire du Roi, ville royale, debout! Relève-toi de tes ruines! Tu es demeurée trop longtemps dans la vallée des pleurs, mais voici que Lui éprouve de la compassion pour toi. Secoue la poussière, relève-toi, revêts, mon peuple, les vêtements de la splendeur!
Par le fils de Yshay, de Bethlehem, mon âme voit s’approcher la délivrance. Réveille-toi, réveille-toi car ta lumière est venue, lève-toi, resplendis! Réveille-toi, réveille-toi, entonne un chant, car la gloire de l’Eternel resplendit sur toi!
Ne sois plus humiliée, ne sois plus méprisée, pourquoi gémir? Chez toi les pauvres de mon peuple trouveront refuge et voici que la Ville sera rebâtie sur ses ruines. Tes ennemis à leur tour seront foulés aux pieds, tous tes oppresseurs seront chassés.
Ton Dieu se réjouira enfin de toi comme le fiancé de sa fiancée. Ta joie debordera sur ta droite et ta gauche et tu révéreras le Seigneur. Grâce à celui qu’on nomme le fils de Peretz, nous nous réjouirons et nous exulterons.
Sois la bienvenue, toi, couronne de ton époux. Viens dans la joie et l’allégresse au milieu des fidèles du peuple élu, viens ma fiancée, viens ma fiancée.
Viens ma fiancée, O Reine du Shabbat!

Né à Salonique, Shlomo Alkabetz  s’installera à Tsfat après son mariage. Il a été enterré dans le vieux cimetière de la ville:

shlomo alkabetz tombe

Moshe Cordovero, Ytshak Louria (Ari)* et Rabbi Hayim Vital son disciple feront de Tsfat le centre du mysticisme juif.

Tsfat

Un rabbin venu de Tlemcen, Yaakov Berab essayera même de rétablir l’antique « smikha » rabbinique en 1540 ce qui pourrait préluder à une reconstitution du Sanhédrin.

Et puis, pour la deuxième fois pendant ces mille années, apparaît un espoir de rétablissement d’une forme de souveraineté juive.
La première fois, Saladin lui-même avait fait cette proposition à son médecin Moshe ben Maimon, le Rambam. Et celui-ci avait du refuser mettant en doute la pérénité de ce projet: il connaissant trop bien la santé vacillante de son patient et l’opinion sur ce sujet de ses successeurs potentiels.
Mais cette fois, c’est un peu différent. L’idée vient des Juifs eux-mêmes ou plutôt d’un homme, Joseph Nassi*, duc de Naxos (1524-1579) qui obtient de Soliman le Magnifique la concession de Tiberiade et de ses environs. Ce n’est pas grand chose à vos yeux? C’est déjà un début pensent les nombreux Juifs du monde entier qui se préparent à l’alyia pour venir s’installer dans la région de Tibériade ou même à Jerusalem. Le projet échouera finalement mais aura donné une coup de fouet à l’alya qui perdurera sans discontinuer.

Au 17 ème siècle, les conditions de vie se détériorent car la situation politique est instable. La situation économique se dégrade également: une série de catastrophes déciment la population, années de sécheresse, invasion de sauterelles, épidémies. De plus les pacha locaux sont incompétents et cupides et les Juifs se retrouvent soumis au bon vouloir de ces potentats qui les expulsent régulièrement de leur village. Pourtant, deux remarquables personnalités du monde sepharade et ashkenazes s’installent en Eretz avec leurs élèves. Le rav Yaakov Hagis de Fès fonde en 1658 une yeshiva à Jerusalem grâce à l’appui des Juifs de Livourne.
Le Shela (rav Yeshaya Horowitz), disciple du Maharal de Prague, est arrivé un peu plus tôt en 1621 mais sera obligé de quitter la ville et s’installera à Tsfat. Il faut dire qu’à Jerusalem, les Turcs sont très hostiles à l’arrivée des Juifs provenant d’Europe et les accablent de toutes sortes de taxations supplémentaires. Ils sont obligés de porter des vêtements orientaux  quand ils sortent dans la rue pour échapper aux bastonnades des musulmans.
La situation est meilleure pour les Juifs orientaux. C’est à ce moment que sont construites les 4 synagogues dans la Vieille Ville. Ces 4 synagogues existent toujours. Elles ont servi de dépôt d’ordures aux Jordaniens de 1948 a 1967 et ont été restaurées après 1967.

Comme on le voit bien sur ce dessin, les 4 synagogues sepharades de la Vieille Ville forment un seul complexe:
les 4 synagogues de la vieille ville de Jerusalem
En bleu, la synagogue Istanbuli: Construite à la fin du 17 ème siècle  par des Juifs originaires d’Istanbul et avec l’aide de Juifs originaires de Pesaro en Italie qui avaient emporté avec eux la bimah de leur synagogue dans leur voyage d’alyiah.

synagogue istambouli 3(dessin du 19 ème siècle)

En rose, la synagogue Yohanan Ben Zakai: nommée d’après le fameux rédacteur de la Mishna. La légende raconte que ce fut l’emplacement de son école, avant la destruction du Temple en l’an 70:

Synagogue Yohanan Ben Zakai

En vert, la synagogue du prophète Elie (Eliahou Hanavi)
On raconte que qu’une année de détresse, alors que Kippour allait commencer le quorum de 10 Juifs n’avait pas été atteint. Un Juif inconnu s’était alors faufilé parmi les fidèles et avait permis ainsi de commencer les prières. Il avait ensuite mystérieusement disparu. Ce ne pouvait être que le prophète Elie!
synagogue du prophete Elie
En jaune, la Synagogue Emstay ou centrale. Plus tardive, construite au 18 ème siècle, elle est prise en sandwich entre les synagogues Istambouli et ben Zakai. A l’origine, elle n’était qu’une cour entre les deux qui a été fermée pour servir aux besoins d’une communauté de plus en plus importante

Synagogue centrale 2

L’attente messianique, spécifique à cette alya, est diffuse partout pendant ces deux siècles. Elle se concrétise en particulier à deux moments:
– Entre 1524 et 1532, Deux hommes, David Reuvni et Shlomo Molkho, prétendent être le Mashiah. Bien que leur aventure se situe essentiellement en Europe, elle aura de l’influence sur les communautés juives d’autant plus que Shlomo Molkho utilisera le fait qu’il a séjourné à Tsfat, ville qui fait partie de l’imaginaire juif, pour convaincre ses coreligionnaires européens.
– C’est surtout Shabbatai Tsvi qui va faire vibrer le monde juif dans son entier. Tout d’abord, il séjourne longtemps en Eretz Israel. Son disciple Nathan de Gaza fait beaucoup pour obtenir l’aval du yishouv Et cette fois, ça y est, des communautés entières européennes se vident et partent pour Israel. Malheureusement, les Turcs emprisonnent Shabbatai Tsvi accusé d’être un agitateur et lui proposent soit la mort soit la conversion à l’islam. Il choisit cette dernière en 1666, et termine misérablement sa vie dans une prison albanaise en 1675. L’onde de choc est très forte dans tout le monde juif et provoque un recul dans l’espoir messianique.

Toutefois l’alyiah se poursuit.

A bientôt,

*La Pologne de l’époque comprenait les territoires ukrainiens. Le chef cosaque Bogdan Chmielnitsky qui voulait débarrasser l’Ukraine de la tutelle polonaise et lutter contre les ambitions tchétchènes a perpétré d’épouvantables massacres contre les Juifs les accusant de traîtrise au profit des Polonais ou des Tchétchènes selon le cas. Pour les Ukrainiens, il est un héros national et sa statue se trouve sur des places de Kiev.

*Sélim II devient Sultan à la place de son père, Soliman le magnifique. Il élève Joseph Nassi* à la distinction de duc de Naxos, une île grecque qu’il lui donne en possession et qui fait de Joseph Nassi une des personnalités les plus influentes en méditerranée orientale.

*Joseph Nassi: neveu de la célèbre Gracia Mendes Nassi, descendant d’une famille aisée judéo-espagnole réfugiée tout d’abord au Portugal et ensuite en Turquie

* le Yishouv est l’habitat juif en Eretz Israel avant la création de l’Etat. On parle du vieux yishouv, celui perdurera au cours des siècles jusqu’aux années 1880 et du nouveau yishouv de 1880 à 1948

*Yoseph Caro: né à Tolède en 1498, il fait partie des megourashim (les exilés d’Espagne) en 1492. Sa famille s’installe tout d’abord à Salonique et ensuite en Eretz Israel. Il fut un auteur reconnu dans le monde juif. Son plus célèbre ouvrage le Shoulhan Aroukh (la table dressée) est un code des lois juives compilées en suivant en particulier les opinions du Rambam.  Il fut complété peu après sa parution par laMappa de Moise Isserles qui amende nombre de ses articles et indique les usages en cours dans les communautés ashkénazes.


*Moshe Cordovero (Jerusalem 1522-Tsfat 1570) est un des chefs de l’école mystique de Tsfat


*Yitshak Louria, ou le Ari ou Arizal, né à Jerusalem avait rejoint le cercle de kabbalistes de Moshe Cordovero. Il est connu comme le plus grand kabbaliste de son époque et reste une référence de nos jours. Ce qui est resté de son oeuvre a été transcrit par son disciple Rav Hayim Vital

10 réflexions sur “Les générations oubliées (6)

  1. Bonjour Hannah,
    Hier j’ai passé toute ma soirée en votre compagnie…je vous ai lue avec beaucoup d’intérêt, et me suis promenée dans ces quartiers et synagogues chargés d’histoire. Pour finir la vidéo si pleine de joie de la kabbalat shabbat, renfermait également un vrai trésor de » musiques »,parmi lesquelles j’ai écouté Philippe Jarousski interprétant Haendel, et Hélène Grimaud :l’adagio du concerto n.26 de Mozart, et la chaconne de Bach/ Busoni : Magnifique ! Tout cela pour vous dire qu’ avec Boker tov Yerushalaym, la lecture et l’écoute ne restent pas figées. merci. Shabbat Shalom.

  2. Rappelle-moi de traduire ces articles en hebreu (oui, je sais, je les ferai corriger par Nat….N’empeche qu’hier j’ai traduit instantanement la chanson que Doudou chantait sur Napoleon Ier pour les filles…….). Il n’y a pas que les francophones qui ont besoin d’un petit rappel historique!!!!

  3. Passionnant. Alors vous aussi étiez du côté de Safed, dans le bleu. A ce propos, Hannah, connaissez-vous la valeur symbolique des couleurs dans le judaïsme ? J’aimerais en savoir plus à ce sujet. Concernant les « acequias », l’eau n’y coule plus pour cause d’économie. On préfère le goutte-à-goutte (« el goteo »), perfectionné par les Israéliens me semble-t-il.

  4. Oui, j’étais aussi dans le bleu! Je n’ai rien lu de très sérieux sur la signification des couleurs dans le judaïsme. Je vous envoie quand même ce lien très général http://soued.chez.com/couleur.htm
    et ces articles sur la couleur Tekhelet (sans doute bleu ciel) utilisée pour la teinture des tsitsit (les franges du Talith) http://www.tekhelet.com/brochure.htm et cette video en trois parties:

    J’ai trouvé aussi un article sur la couleur shani (cochenille)utilisée dans le Tabernacle;
    http://www.templeinstitute.org/tola-at_shani.htm
    Dans notre compréhension juive du monde et du divin, nous entendons plus que nous voyons. L’injonction d’entendre (שמע shema) est fréquente et l’injonction de voir très rarement utilisée. Cela dit, le mot couleur, Tseva (צבע), lui-même est intéressant. Sa racine signifie colorer mais aussi montrer du doigt, indiquer (le mot doigt se dit Etsba אצבע) et par là voter, et enfin peindre, teindre (compris la vérité) et donc être hypocrite! Tout un programme! Cordialement

  5. A propos de couleurs et de tekhelet, je me permets de faire un petit hors sujet. L’ensemble Tekhelet de Yoël Taïeb nous offre une superbe musique dont je souhaite faire profiter les amis de Boker tov.
    Son site est ici, qui nous permet d’écouter plusieurs morceaux des quatre cd déjà parus.

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